Livre « De Groland au Grand Soir »

Article écrit par

À l´approche de la sortie de leur dernier film, « Le Grand soir », Benoît Delépine et Gustave Kervern reviennent sur leur parcours artistique commun à travers un long entretien orchestré par les critiques Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau.

Dans une des préfaces de l’ouvrage, Hervé Aubron situe l’univers de Groland quelque part entre la terre des géants de Rabelais et la Pologne d’Alfred Jarry, deux mondes parallèles comme autant de terrains de jeux propices à une libération totale du langage et des corps. Un monde où l’on pourrait tout dire et tout faire, une idée directrice totale émergeant du cerveau de Benoît Delépine, alors auteur fou pour les Guignols de l’Info et frustré par les contraintes « réalistes » de l’émission. Avec Groland, c’est toute une mythologie nationale et paillarde qui refait surface, en décalage absolu avec un paysage télévisuel essentiellement façonné par les divers succès outre-Atlantique. Brassant de multiples références populaires, et pour la plupart franco-françaises, Groland digère le 13h de Pernault et les années Chirac afin de créer un monde nouveau, rural et vieillissant, en conflit permanent avec la modernité qui aliène ses habitants bons vivants. C’est sur cette base presque expérimentale que va se positionner le cinéma de Delépine et Kervern, sur laquelle se rajoute des influences surréalistes ainsi qu’une volonté infléchie de tenir à distance certains artifices de mise en scène ; que les deux compères exècrent : « Je pense qu’on ne passera jamais au champ/contrechamp. Je préfère arrêter le cinéma », scande Gustave Kervern lors de l’entretien.

En résulte un style parfois âpre, construit principalement autour de plans fixes, presque muets, mais qui conserve certaines thématiques de Groland, son univers rural (souvent) et sa galerie de personnages truculents. Une radicalité formelle qui culmine dans leur second film, Avida (2005) projet qui s’éloigne de toute narration classique et se révèle une tentative ambitieuse jouant la carte du symbolisme et du surréalisme. À tel point que les réalisateurs avouent s’être confrontés à l’incompréhension d’une grande partie du public, identifiant encore clairement le duo à ses frasques grolandaises forcément plus immédiates : « C’était un échec superbe. (…) Au Trois Luxembourg, on présentait le film à chaque séance. Dix personnes dans la salle, qui en plus tiraient la gueule. ». En réaction à cette réception un peu froide (malgré le soutien d’un Kassovitz en chevalier blanc face aux pontes dubitatifs de Canal +), le style des deux français s’est par la suite un peu assagi, se faisant plus sensible et coloré tout en restant complètement lunaire. Louise Michel (2008) et Mammuth (2010), les deux films suivant Avida, pérennisent pourtant une thématique qui imprègne la quasi totalité de l’œuvre de Delépine et Kervern, Groland inclus : l’inadéquation des personnages avec leur identité sociétale et surtout avec le monde qui les entoure et les isole.

À travers ce long entretien, De Groland au Grand Soir se montre très instructif quant aux choix techniques et esthétiques opérés par les deux réalisateurs, désormais assez loin du petit budget presque improvisé d’Aaltra (2003). Delépine et Kervern reviennent ainsi longuement sur l’utilisation quasi fétichiste du noir et blanc d’Avida : « On a eu envie de faire un film comme un tableau. C’est pour cette raison qu’Avida est en format carré et en noir et blanc : le format carré évoque la peinture et le noir et blanc emmène tout de suite dans la poésie. » (Benoit Delépine) Plus étonnant, le duo explique que Le Grand soir devait à l’origine être tourné avec… un iPhone ! (« L’image était magnifique. On aurait dit un tableau. ») ; avant de se tourner finalement vers le Canon 7D pour des raisons pratiques. D’autant que Mammuth avait, semble-t-il, déjà fait hurler les producteurs à cause de l’utilisation marginale du 16mm inversible, un format disparu et très contraignant pour le support DVD et Blu-Ray mais qui finalement apportait au film une dimension authentique et nostalgique bien vue.

Parlant d’une seule voix et terminant régulièrement la phrase de l’autre, Benoît Delépine et Gustave Kervern se montrent également prolixes sur leurs choix de casting. Désormais habitués à diriger des acteurs chevronnés comme Albert Dupontel ou Yolande Moreau, voire même des légendes avec Depardieu et Adjani, les réalisateurs de Louise Michel restent attachés à une vision très instinctive du casting et privilégient encore certains acteurs non professionnels, des personnages fantasques capables d’apporter toute la folie et la spontanéité recherchées par le duo. À noter à ce titre la présence de Brigitte Fontaine dans Le Grand soir, qui correspond parfaitement à cette fantaisie incontrôlable qui transpire dans l’œuvre de Delépine et Kervern : « Elle a d’abord refusé : « Je ne veux pas, je veux jouer une sorcière qui fume dans une forêt bretonne, c’est tout. » Le lendemain de notre rencontre avec elle, on lui a donc envoyé le scénario, juste en ayant fait Pomme F sur l’ordinateur, afin de remplacer toutes les occurrences de « la mère » par « une sorcière qui fume dans une forêt bretonne. » On a donc un scénario avec le père qui parle et, pour lui répondre, « la sorcière qui fume dans une forêt bretonne. » (…) On lui envoie et elle nous répond deux jours après : « Formidaaable ! » Pendant tout le film elle répétait : « Mais je ne suis pas leur mère ! » (Delépine)

Évidemment ce genre d’anecdotes croustillantes regorge dans De Groland au Grand Soir, puisque les parcours de Benoît Delépine et de Gustave Kervern semblent guidés par ces personnages-artistes, souvent inconnus, qui contribuent à créer cette atmosphère irréelle et sensible qui émane de leurs films. Chaleureux et passionnés, les deux réalisateurs paraissent aptes à disserter des heures durant sur leur conception très viscérale et humble du cinéma comme de leurs références cinématographiques, principalement françaises (Blier, Séria, Pialat…). Sans oublier bien sûr de rappeler l’influence majeure de C’est arrivé près de chez vous, pierre angulaire d’un humour noirissime qui préfigure à la fois leur cinéma tout comme certains débordements grolandais déjà très impregnés du film de Rémy Belvaux. Benoît Poelvoorde apparaîtra d’ailleurs dans la plupart des films du duo français, jusqu’à en tenir la tête d’affiche pour Le Grand soir où il y interprète le « plus vieux punk à chien d’Europe » au côté d’Albert Dupontel. Une réunion réjouissante !

En attendant la sortie du film le 6 juin prochain, rien de tel que ce De Groland au Grand Soir pour se replonger dans l’univers de ces deux artistes uniques et attachants, dont l’importance au sein du paysage cinématographique français est désormais actée.

De Groland au Grand Soir, Entretien avec Benoît Delépine et Gustave Kervern de Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau, éditions Capricci, 2012, 224pages.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi