Les Tournages << Herzogiens >> – Les Orages << Kinskiens >> : ENNEMIS INTIMES

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La réussite d’un film tient souvent dans la complicité entre le réalisateur et son acteur entre dispute, simple accrochage, joie partagée. A l’occasion de la rétrospective Werner Herzog au Centre Pompidou, retour sur le duo Klaus Kinski – Werner Herzog, un exemple à part.

Évoquer le tandem Herzog-Kinski, c’est se pencher sur un duo légendaire du siècle dernier. On aura tout dit et tout entendu des pérégrinations de ces deux personnages atypiques… Je vous laisse le soin de dresser une liste si l’envie vous en prend ; nous allons certes évoquer certains de ces faits au fil de ces lignes, mais plutôt que de faire dans le sensationnalisme, nous voudrions nous pencher sur deux hommes aux destins aussi exceptionnels que complémentaires.

La judicieuse rétrospective que nous offre Beaubourg en cette période hivernale nous a donné l’occasion de (re)découvrir un auteur à part qui, chaque année, tourne un nouveau film, s’ouvre à une nouvelle expérience. Bien que Werner Herzog trouve la frontière entre documentaire et fiction assez trouble, ses dernières œuvres se classeraient plutôt dans la première catégorie. Attiré par les hommes au destin exceptionnel, à la vie sortant de l’ordinaire (Aguirre, Grizzly Man …), en 1999 il s’attarde sur le plus exceptionnel des personnages avec qui il ait travaillé, de son propre aveu : nous voulons bien entendu parler de Klaus Kinski. Herzog tourne Ennemis Intimes en mémoire de celui qui aura été son alter ego vingt ans durant et qui disparut en 1991.

Partant sur les traces de leurs (més)aventures communes passées, Herzog tourne une grande partie de son film au Pérou, où il tourna leurs deux grands monuments : Aguirre, la colère de Dieu en 1975, et Fitzcarraldo en 1982. Alternant extraits de making-of, de films ou de témoignages, Herzog retourne sur les lieux qui ont marqué sa relation avec Kinski. Au milieu de la jungle, Herzog se fait narrateur et s’adresse directement à la caméra. Tous ces lieux qu’il traverse sont des environnements où la force de la Nature transcende l’image et l’humain. Que ce soient les montagnes du Machu Picchu, la jungle amazonienne ou le fleuve aux crues violentes et imprévisibles, ces lieux sont à l’image de la force, de la folie de deux hommes qui se sont rejetés autant que complétés.

Herzog est habile dans sa façon d’organiser son film ; comme précisé plus tôt, nous sommes tous au courant de la difficulté des tournages avec Kinski et le cinéaste sait que c’est ce que nous voulons voir en images. Ainsi, on apprend que Kinski frappa véritablement des figurants sur le tournage d’Aguirre en pleine prise, ces derniers étant affamés, et s’étant rué sur de la nourriture qui se trouvait dans le village où devait être tourné la séquence. Regardez le film de plus près, et vous verrez que cette scène a été gardée au montage. Quand la fiction rattrape la réalité… On rencontre le figurant qui a gardé de cette péripétie une trace sur son crâne, Herzog nous raconte l’épisode où il aurait menacé Kinski de l’abattre s’il quittait le plateau (il ne le menaça jamais réellement avec une arme, contrairement à la « légende »…), les excès de rage de son comédien et à quel point leur relation était conflictuelle.

 

     

Ne le cachons pas, notre esprit voyeur est ravi de connaître tous ces détails et de rire de ce « fou » qui ne supportait pas de ne pas être le centre de toutes les attentions. Cependant, Herzog nous montre un aspect trop méconnu du visage de Kinski, que nous aimerions évoquer ici. On ne peut nier la folie de ce dernier, mais elle n’avait d’égale que celle de Herzog lui-même. C’est en cela que les deux hommes se comprenaient si bien, l’un et l’autre marchaient par excès et poussaient toujours l’autre dans ses derniers retranchements. Si Herzog avait dû se jeter dans un ravin, une caméra à la main, Kinski aurait été face à l’objectif et aurait insisté pour l’être.

Herzog nous montre cette autre façade, celle d’un homme sensible et plus particulièrement avec la gente féminine. En allant retrouver la partenaire de Kinski dans Woyzeck, Eva Mattes, il nous précise bien qu’elle est la seule à ne dire « que du bien » de Klaus Kinski. La jeune fille de l’époque est désormais une femme d’une quarantaine d’année, certainement a-t-elle fondé un foyer, une famille et évolué comme tout être humain, mais ce sont avec les mêmes yeux que dans le passé qu’elle évoque le comédien germanique. Elle décrit avec une note d’émotion dans la voix toutes ces attentions qu’il lui portait, lui, l’ogre, celui qui ne pouvait être qu’au centre du cadre. Soudainement, le documentaire change de ton. Derrière cette image d’«égomanique», comme dit Herzog, Kinski ne faisait que jouer la comédie. Continuellement. Homme rongé de doutes et de peurs, il était un paranoïaque que le moindre échec pouvait profondément bousculer. Pourquoi cela ?

 

  

S’il y a bien une chose sur laquelle insiste Herzog tout au long de la seconde partie du documentaire, c’est l’implication maladive qu’avait Kinski dans les films pour lesquels il s’engageait. Certes, me direz-vous, il lui en fallait peu pour quitter un plateau et ainsi ruiner toute une production. Mais cela ne venait pas (seulement) d’un excès de zèle, mais de l’attitude typique d’un homme qui doute. Il n’aura jamais voulu que qui que ce soit s’aperçoive à quel point un rôle pouvait lui coûter. Son métier était sa vie et sa vie, son métier. C’est ce qui frappe le plus lorsqu’on voit Kinski sur un écran, ce n’est pas une figure ou l’assimilation d’un personnage, Kinski ne prétendait pas, il était. Ces dernières lignes peuvent paraître absolument banales, or la nuance est trop souvent brouillée par des habitudes de langage ou d’analyse facile.

Nous avons d’un côté les comédiens, soit la bonne majorité de ceux qui animent nos toiles de cinéma, et les acteurs, ceux qui passent à l’acte réellement. Loin de nous l’idée de donner une préférence, car quand cette deuxième « méthode » semble plus louable, elle est également douloureuse et peut avoir des conséquences dramatiques pour un être humain. D’où la nécessité pour ces acteurs de ne pas enchaîner les rôles, au risque parfois de se tuer, tel que Kinski l’aura fait. Herzog nous explique et commente les images où Kinski est véritablement en train de mourir, à la fin du tournage de Cobra Verde (1988), épuisé physiquement et psychologiquement, enchaînant les tournages et ne pouvant plus soutenir une telle cadence. La différence se fait lorsque le comédien ne se dit plus « je suis un autre » mais « qu’ai-je en moi qui appartient à ce personnage ». Le travail n’est plus donc de se  «glisser dans la peau de», mais bel et bien de devenir.

 

Herzog assure que son acteur travaillait énormément ses rôles mais faisait comme si les choses lui venaient toutes seules. Tout cela n’était que barrière, Kinski jouait un rôle en permanence et cette indignation lorsqu’une journaliste n’utilise pas le bon superlatif pour qualifier l’une de ses prestations n’est que la preuve d’un homme face à sa paranoïa de ne jamais être à son maximum.

Tant de sacrifice est rare et Eva Mattes évoque, une lueur dans ses yeux rajeunis de vingt ans, cette faculté que Kinski avait à donner, à offrir sur un plateau ou sur scène. Son attitude face à la caméra d’un homme aussi minutieux et à l’ambition si démesurée que Herzog – car tous n’auront pas réussi à « cadrer » Kinski – n’était plus celle d’un égocentrique maladif. Il était d’une générosité débordante, à tel point qu’il semblait forcer tous les comédiens qui l’entouraient à être avec lui, dans son regard devenu mythique et dans la moindre de ses intentions. On pourrait presque parler « d’égocentrisme généreux » : il avait un pouvoir fédérateur absolument exceptionnel. Et ce non pas seulement pour sa gloire personnelle, mais celle d’une œuvre d’art.

Le plus dur était de comprendre Kinski et de gagner sa confiance. Herzog explique cela sur des images du tournage de Fitzcarraldo, où son acteur enrage contre le producteur exécutif du film. En effet, ces crises de rage absolument terribles étaient le fruit d’un homme qui ne pouvait voir ce qu’il donnait être vulgarisé, corrompu par l’œil de quelqu’un qui ne lui semblait pas digne de comprendre entièrement la portée de ses intentions.

Cette nécessité d’attirer l’attention le mettait sur un piédestal et nul ne pouvait le contrarier, sous peine de s’attirer ses foudres mémorables. Mais Kinski était un fou. Il le disait lui-même, et Herzog continue de perpétuer cette parole. A la fin de son documentaire, ce dernier nous laisse avec un point d’interrogation. En effet, pourquoi ce besoin d’être constamment au centre? N’était-ce pas quelque chose de plus profond, comme un besoin de réconfort constant et au-delà de toute mesure ?

 

  

Une esquisse de réponse peut-être, dans les dernières images du documentaire, d’une tendresse absolue. Pardonnez-nous la facilité de terminer par la fin du portrait de Herzog, mais la tentation est trop grande : Klaus Kinski, détendu et souriant, en train de jouer avec un papillon qui ne veut pas le quitter, qui le survole, lui tourne autour et vient toujours se poser sur l’acteur. Le tout face à la caméra de l’un des techniciens. La scène paraît surréaliste, ce papillon semble irrémédiablement attiré par l’homme et ne veut pas s’en défaire. Peut-être Kinski venait-il simplement de se jeter dans un quelconque nectar dont raffolait l’insecte mais son attitude à lui est toute aussi superbe. Soudainement, nous sommes face à un enfant qui pourrait jouer à ce jeu des heures durant. Un enfant, c’est l’image que donne Herzog de Kinski à la fin de son film. Incontrôlable, à des années lumière de toute notion terre à terre, Kinski n’était peut-être qu’un enfant n’ayant pu grandir, à qui l’on avait demandé de jouer Jésus au théâtre ou de devenir la Colère de Dieu, un enfant sensible, susceptible, impulsif et enragé : avec les pleins pouvoirs, donc.

 

Titre original : Aguirre, der Zorn Gottes

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Durée : 90 mn


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