Les Soeurs de Gion (Gion No Shimai)

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Mizoguchi plonge dans le monde des geishas et livre le portrait de deux soeurs que tout oppose.

Mizoguchi signe avec Les Sœurs de Gion sa deuxième collaboration avec le scénariste Yoshikata Yoda avec qui il écrira la plupart de ses œuvres. Ressort de leur travail sur ce film un récit particulièrement ténu et efficace qui, grâce à une grande économie de moyens, passe pour un modèle du genre. Même si la durée du film dépasse à peine une heure, le scénario n’en est pas moins riche, subtil et remarquablement structuré. Il est étonnant de savoir que trente minutes du film ont en réalité été perdues.

Dans ce film, et ceux de la même période à laquelle il se rattache, Mizoguchi se veut être un fin observateur des mœurs de son époque. Très attaché au monde des geishas qui stigmatise le conflit entre l’ancien et le nouvel ordre de la société japonaise, le cinéaste élabore un drame nettement engagé vers les voies balbutiantes du féminisme. Mizoguchi et Yoda parviennent en effet à synthétiser leurs idées sur le rôle et la condition des femmes dans la société qui leur est contemporaine à travers les très attachants personnages des deux sœurs. Si Umekichi (Yoko Umemura) représente la traditionnelle soumission de la femme envers le désir masculin, Omocha (Isuzu Yamada), de son côté, incarne une femme prête à s’émanciper et à se libérer des trop lourds carcans que lui impose sa situation professionnelle. Révoltée, Omocha déclare littéralement la guerre aux hommes et à leur modèle de société.

Le quartier de Gion représenté à l’écran tourne autour de deux valeurs essentielles : l’amour et l’argent. La structure du film consiste à entremêler ces deux thématiques, voire à les hiérarchiser. Si l’amour renvoie au modèle de la geisha, à son rôle dans la société, l’argent, quant à lui, est à la charge des hommes. Les deux sœurs de Gion manquent continuellement d’argent, elles doivent emprunter aux hommes pour subvenir à leurs besoins et leur concèdent en retour l’amour dont elles disposent. Tel est le modèle social imposé par la riche clientèle du quartier de Gion. Tel est également le système contre lequel Omocha se bat dans la mesure où, en réalité, il est fondé sur une injustice cruelle envers les femmes. Le premier plan du film est révélateur : un travelling latéral passe respectivement du monde de l’argent (une vigoureuse vente aux enchères) à celui du couple (une discrète rupture) comme si, entre les deux pôles, s’établit un lien de continuité logique de cause à effet. Sans cesse, dans son film, Mizoguchi pointe du doigt le fait que l’amour est entièrement subordonné à l’argent. Ballottées ici et là au gré du vent qui les emporte, les femmes font figures d’éternelles victimes.

Le scénario du film repose sur un panel de rapports de forces. On peut dire que le récit évolue justement en fonction des modulations de ces rapports. Qu’ils impliquent les sœurs entre elles, les femmes aux hommes, la société moderne aux traditions, voire même la ruse à la force, ces contrastes suivent de multiples cheminements au fil du film et fournissent à Mizoguchi la matière même de ses images.

Les Sœurs de Gion marque une étape importante dans la carrière du cinéaste. C’est effectivement dans ce film que Mizoguchi a su systématiser le style de mise en scène qui lui sera familier au vu des œuvres ultérieures. Si le scénario se trouve géré par une série de tensions internes, les images du film, de leur côté, relèvent un jeu de contrastes purement visuel, obtenu par le travail de la caméra. Contrairement à ce qui se fait habituellement, Mizoguchi se refuse de manipuler la tension psychologique qui se tisse entre ses personnages par des séries de gros plans expressifs et significatifs. La distance prise par la caméra avec les acteurs ne repose pas chez lui sur une question d’impact émotif ou sensuel : au lieu de filmer les choses telles qu’elles se lient entre elles, le réalisateur japonais filme le lien lui-même. Préférant nourrir la tension psychologique en filmant de loin, en surcadrant ou en la faisant glisser d’elle-même le temps d’un plan-séquence, Mizoguchi cherche à extraire les nervures dramatiques et à guider le cheminement visuel des images selon la pulsation singulière des objets filmés. En témoignent les nombreux mouvements de recadrage au cours desquels la caméra vient véritablement s’accaparer des personnages qu’elle semble désirer filmer. Le drame, chez Mizoguchi, ne provient pas seulement des éléments proprement scénaristiques mais de l’incessant conflit entre le filmé et le mouvement qui filme.

Considéré comme le chef-d’œuvre de la période dite naturaliste de Mizoguchi, Les Sœurs de Gion fait preuve d’une époustouflante maîtrise des moyens cinématographiques. Une œuvre majeure, magique et majestueuse.

Titre original : Gion no shimai - Gion no koday

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Durée : 120 mn


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