Les Filles d’Avril

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Sous ses apparences placides, un film puissant et vénéneux, signé du réalisateur de « Después de Lucia ».

Ne pas s’y tromper. Les Filles d’Avril (Las hijas de Abril), le dernier-né du réalisateur mexicain Michel Franco, est un film faussement placide, authentiquement sournois. Si sournois qu’il a des allures de piège à destination d’un public crédule. Or ce film – sous l’effet d’une implacable cohérence – est également l’histoire d’un piège qui se referme tranquillement, impitoyablement sur ses protagonistes. Ceux-ci ne voient rien venir. Pas plus que nous, pauvres spectateurs perclus dans le noir et trompés par la fausse langueur d’une mise en scène trop sobre. C’est que Michel Franco, notamment auteur du saisissant Después de Lucia (2012), orchestre sans malice apparente, sur les cent minutes du film, une succession de séquences limpides, presque irritantes de platitude ensoleillée sous le ciel de Puerto Vallarta. Des plans moyens ou larges. Peu de mouvements d’appareils. Aucune musique extra-diégétique. Pas le moindre effet baroque ou clipesque. Toutes les apparences d’un classicisme fluide, décomplexé, presque engourdissant ; le réveil n’en sera que plus brutal.

 

Un personnage vénéneux et fascinant.

Pourtant la première séquence sème des indices. Y est déjà flagrant un certain sens du hiatus, de l’inconvenance, voire de l’absurde, captés avec la frontalité la plus sereine. Comme si tout un monde souterrain et secret grouillait potentiellement sous les images les plus banales. Que nous montrent donc ces minutes inaugurales ? Rien de plus, de prime abord, qu’une simple scène de la vie quotidienne. Une jeune femme fait la cuisine. Derrière elle, une chambre à la porte close et la cloison mince. On devine facilement ce qui s’y trame, l’espace sonore résonnant des bruyants ébats d’un couple. Ces gémissements glissent sur la jeune femme, aussi placide que la caméra. Les minutes s’écoulent. Une fois l’orgasme atteint, une adolescente sort de la chambre. Elle a dix-sept ans, s’appelle Valeria et elle est enceinte. Son corps nu et radieux s’exhibe sans complexes sous les yeux à la fois de sa sœur qui continue de cuisiner et de la caméra qui amorce alors son premier lent panoramique – toujours à respectueuse distance. L’amoureux de Valeria est un beau ténébreux du nom de Mateo. Le jeune couple veut garder l’enfant à venir. Il va sans dire que la petite vie de Valeria et Mateo, jusque-là insouciante et idyllique, risque de s’en trouver bouleversée. Sauront-ils faire face ? Le doute s’immisce ; l’inquiétude les guette. La mère de Valeria est appelée à la rescousse. Son nom : Avril. Comme le printemps, ou la promesse d’un renouveau. Voire d’un chamboulement. Ce qui est encore peu dire : Avril prendra si bien les choses en main qu’elle s’arrangera pour mettre peu à peu de côté sa fille, totalement dépassée par les évènements, et qu’elle finira par la remplacer à la fois auprès de son bébé et de son amant.

L’écriture du personnage d’Avril et l’interprétation remarquable d’Emma Suárez constituent le centre névralgique du film, son cœur battant. C’est que nous nous retrouvons face à un personnage fascinant, bousculant les archétypes, une femme au premier abord normale mais en réalité si insoumise aux convenances et à la moralité qu’elle brise les tabous avec un naturel et une résolution à glacer le sang, et manipule de la façon la plus perverse les personnes qui lui sont le plus proches. Avril nous apparaît ainsi comme une incarnation dévoyée et maladive de la maternité, une espèce de vampire, d’ange exterminateur – mais en fin de compte, moins effrayant que fascinant, et moins antipathique que troublant. Emma Suárez travaille à maintenir le personnage sur ce fil du rasoir vertigineusement ambigu : ni rejet explicite, ni empathie, mais pour autant nulle aseptisation de l’impitoyable violence de son comportement, que l’on pressent comme l’écho d’un désarroi aussi insondable que mystérieux.

 

Aux antipodes de "Julieta".

A cet égard, l’actrice interprète ici un rôle parfaitement symétrique de celui de Julieta (2016). Son personnage de mère dans le film d’Almodóvar était tout d’amour et d’abnégation, mû par le seul désir d’une réconciliation avec sa fille ; pour un peu, on aurait dit le parcours d’une sainte laïque, dont le pathétique culminait dans une ultime scène poignante comme un sanglot. Un an plus tard Michel Franco nous présente, sans sourciller, le pôle opposé, celui d’une froideur cruelle, égoïste, absolue, d’autant plus choquante que filmée avec une implacable sobriété. Le trouble du spectateur tient aussi à une interrogation lancinante : on se demande presque si Avril, loin d’être simplement une psychopathe ou un cas isolé, ne serait pas en fait la conséquence logique et implacable, juste un peu extrêmiste, des injonctions d’un discours social célébrant à outrance la jeunesse et l’individualisme. Ce qui à défaut de disculper Avril en ferait le miroir d’un certain tropisme contemporain, miroir déformé mais qui toucherait juste. Et ferait ainsi glisser sur elle le jugement trop confortablement péremptoire du spectateur indigné.

Au bout du compte, Les Filles d’Avril n’a pas tout-à-fait la noirceur d’un Haneke, auquel Franco a parfois été comparé. On ne révèlera rien ici des cathartiques dernières minutes, soulignons juste que l’on sort du film soulagé, presque euphorique, en proportion du malaise minutieusement déployé pendant la précédente heure. Preuve que Michel Franco, l’air de rien, s’y entend en manipulation de spectateurs. Mais contrairement à son personnage, il ne fait pas de cet ascendant le prétexte d’un jeu inhumain et sadique : voilà assurément qui est à porter au crédit d’un curieux film, à la fois sournois et étrangement radieux, dont le souvenir reste vibrant des semaines après sa vision.

Titre original : Las hijas de abril

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Durée : 93 mn


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