Le film de Jean Pierre Melville, grandement imprégné par la personnalité de Jean Cocteau, est une œuvre sombre et fulgurante qui influencera fortement Truffaut pour Les 400 coups. Il relate l’amour maladif, jusqu’à ce que mort s’en suive, que se vouent une sœur et un frère.
Les Enfants terribles est une tragédie onirique et nerveuse, incontinente par sa violence et son versant pulsionnel. La tension du récit repose sur le phénomène d’attraction et de répulsion qui régissent les rapports fraternels entre Paul et Elisabeth. L’histoire d’amour impossible entre ces deux jouvenceaux est le foyer du drame qui déchire la linéarité narrative du film. L’écriture nerveuse de Cocteau trouve un écho formidable dans le jeu des acteurs, à la fois au bord de la crise de nerf et tout en douceur, comme des enfants sans repère essayant de survivre l’un pour l’autre, l’un par l’autre (puisque leur personnalité se nourrit de l’autre) et l’un contre l’autre. Le film repose sur plusieurs non dits, comme celui de l’inceste. Leur relation est ambiguë, quasi clandestine, puisqu’ils se créent un monde pour vivre ensemble après la mort de leurs parents.
Elisabeth est une personne cynique d’une grande violence. L’intensité de son regard est foudroyante. Elle est ce personnage qui avale les autres telle une mante religieuse. Elle aime son frère ou le déteste jusqu’à la dévoration. La dichotomie entre Elisabeth et Paul se traduit esthétiquement par une symétrie dans le cadre, notamment avec les plongées. Elisabeth apparaît à gauche du cadre, Paul à droite. Cette rupture partielle et manichéenne de l’espace filmique unifie dans un même plan le Bien et le Mal, l’angélisme et le machiavélisme, l’espoir et la fatalité, comme s’il s’agissait d’une ouverture possible à l’autre (Agathe pour Paul ; Michael pour Elisabeth).
Lorsque Élisabeth comprend que l’amour naît entre Agathe et Paul, telle une divinité grecque ou une sorte de Parque, elle tisse une toile afin que son frère ne puisse plus lui échapper. Comme dans toutes les tragédies antiques, l’issue ne pourra être que fatale. Les personnages ne sont pas enfermés dans une position manichéenne puisqu’ils sont tour à tour ange ou monstre. La complexité et l’instabilité de leur vie proviennent de cette impossibilité à s’épanouir dans une relation sincère et non ambiguë, leur amour étant impossible. Le jeu auquel s’exercent les deux jeunes gens est puéril, manière de s’inscrire dans une relation conflictuelle pour se sentir exister aux yeux de l’autre. Les plans de miroir prennent une consistance dramatique et narrative forte : il s’agit d’avoir l’air ou de ne pas avoir l’air, de paraître ou d’être.
L’espace est filmé pour rendre compte de cette mort. Il s’agit d’une théâtralité morbide. Le huis clos quasi permanent du film constitue une prison pour l’épanouissement des protagonistes. Ce huis clos est une tombe, le lit de Paul, toujours allongé, tel un cadavre, est un cercueil. Les draps dans lesquels se réfugient régulièrement les personnages sont leur linceul. Cette mort qui plane tout au long du film est traitée artistiquement par des plongées. Écrasés, les deux protagonistes, qui semblent appartenir à une époque révolue, sont déjà perdus. L’ambiguïté de leur relation et l’omniprésence de la mort draine toute l’humanité de personnages désincarnés. Paul et Elisabeth sont deux fantômes. Le sol, fait de carreaux noirs et blancs, devient métaphoriquement l’échiquier de la vie. L’inquiétante étrangeté irrigue le film, à l’orée du fantastique.
La rigueur du style de Melville, avec ses cadres lents et léchés, permet à l’écriture de Cocteau, tout dans la nervosité dans la pulsion, d’exploser cinématographiquement. Melville et Cocteau, ou quand les contraires se rencontrent… comme le sont finalement Elisabeth et Paul.