À l’Hôpital Italiano de Buenos Aires, le Dr. Esteban Rubinstein aborde la médecine générale sous un angle extra-moral. S’inspirant des travaux philosophiques de Friedrich Nietzsche, il crée dans son bureau un espace de réflexion avec ses patients sur le corps, la santé et la maladie. Ensemble, ils cherchent à mettre de côté certaines valeurs préétablies en médecine comme le normal, le naturel, le bien et le mal.
Au cours de ses années d’études, le Dr Esteban Rubinstein s’est senti très éloigné des pensées du célèbre philosophe, mais, au fil du temps, son opinion a changé, et il a non seulement réussi à comprendre son travail, mais également décidé de le mettre en pratique. Ainsi, actuellement, lui et certains collègues qu’il supervise ont commencé à aborder la médecine dans une perspective extra-morale, transformant son cabinet en un espace de réflexion et de soutien pour ses patients, où le corps, la santé et la maladie deviennent un tout. Le documentaire suit ainsi l’évolution de certains patients du médecin pendant plusieurs mois, y compris pendant la pandémie, faisant connaître leurs souffrances, leurs peurs et leurs espoirs à travers de longs entretiens au cabinet.
Le réalisateur ne se concentre pas seulement sur les histoires des patients, il cherche aussi à montrer l’autre face : celle des médecins. Chaque jour, ce groupe de professionnels se réunit pour discuter de leur pratique fondée sur Nietzsche et de ce qu’ils éprouvent : le film nous propose des moments émouvants où le médecin est désarmé, avec ses peurs et ses doutes, notamment lors du Covid. Et sous la simple apparence d’une série de conversations (notamment celles entre le médecin avec trois de ses patients), le documentaire va du langage au corps, jusqu’à l’exercice strict de la science médicale. Les patients ont une maladie, mais il y a une résistance à la mettre au premier plan, car ce qui compte c’est la manière dont cette maladie se produit. tout en se plaçant sur un autre terrain : celui des mots. Dans ce déplacement vers la parole et la véritable écoute de l’autre, la centralité de la thérapie est transférée au patient. Le médecin n’apparaît ici que comme une sorte de catalyseur pour opérer cette transition.
Néanmoins, ce qui n’est pas déplacé ici, c’est la prééminence de la connaissance, toutefois sans prééminence de la part du médecin. La connaissance naît du doute ou du désir, comme une recherche d’une certitude qui résiste et échappe à notre emprise. L’une des patientes semble exprimer ce malaise venant du système classique lorsqu’elle déclare : « parfois j’aimerais dire que je ne sais pas ». Chez les patients, le désir de connaissance se manifeste de différentes manières. La patiente dit par exemple : « Je n’ai pas vu la maladie ; J’avais besoin de me raser la tête parce que j’avais besoin de la voir. » Un patient plus âgé, quant à lui, choisit un certain scepticisme (« Presque un miracle », dit-il lorsque le médecin lui confirme qu’il n’y a pas de lésions pulmonaires malgré son statut de fumeur). Et cela conduit à l’autocritique de ses actes : il sait ce qu’il fait et les conséquences que cela peut entraîner, il a cette connaissance, mais il s’attribue l’impossibilité de s’en sortir ( « Je fume parce que je suis un idiot ». « ; « Je pourrais faire la même chose sans fumer »). Le jeune homme en fauteuil roulant, quant à lui, place le savoir à une place si privilégiée qu’il semble constituer la seule possibilité de « se sauver ». « J’ai commencé à me sauver quand j’étais sous la voiture, puis le respirateur m’a sauvé », dit-il dans le cadre de sa prise de conscience du moment de l’accident qu’il a subi. Non seulement il le dit explicitement (il veut « savoir pourquoi (les choses) sont arrivées à mon corps »). Face à cette persistance du patient, la position du médecin est, finalement, plus qu’un désir de connaissance – qui reste caché dans les paroles et les dialogues qu’il engage : son rôle s’apparente à celui d’un psychologue. Il interroge, incite le patient, développant dans la pratique les idées qu’il a retenues de l’idéologie nietzschéenne. Dialoguant à la fois avec ses patients, brisant le verticalisme de la relation traditionnelle, appréciant ces échanges, le médecin peut être vu comme une rareté, comme une anomalie du système. Mais surtout comme exerçant une manière plus détendue et même agréable d’aborder la maladie et ses conséquences.
Avec une mise en scène soignée, mais parfois statique, par ses conversations touchantes, Les Docteurs de Nietzsche bénéficient d’un montage et d’une photographie à échelle humaine. Un film évitant les écueils des stéréotypes et du manichéisme.