Les Contes la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi (1953)

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Après avoir exposé l’histoire, nous analyserons la partie la plus évidente du film, celle qui concerne les deux couples mis en scène. La dernière partie de l’étude sera probablement un peu plus complexe. Nous nous permettrons de raccourcir le titre du film en le nommant Les Contes de la lune.

Partie 1 : L’histoire

Genjuro est un potier. Son beau-frère, Tobei, est un paysan. Tous deux désirent profiter de la guerre en améliorant leur condition : Genjuro projette de gagner beaucoup d’argent afin de couvrir sa famille de cadeaux (sa femme, Miyagi, et leur fils) ; Tobei désire devenir samouraï et faire la fierté de sa femme, Ohama.

Les deux couples gagnent la ville. Genjuro suit une riche héritière, Wakasa, dans un manoir et délaisse Miyagi. Celle-ci est assassinée par des vagabonds en quête de nourriture. Tobei, lui, quitte sa femme pour devenir samouraï. Il parvient à faire croire qu’il a tué un grand général ennemi, et reçoit en récompense une armure et des soldats. Alors qu’il s’arrête dans une maison de geishas pour raconter ses exploits, il tombe nez à nez avec Ohama. Tous deux décident de retourner au village.

Genjuro s’aperçoit que Wakasa n’était qu’un fantôme qui désirait tout simplement connaître les vertiges de l’amour. Il s’enfuit du manoir et revient au village pour retrouver sa femme et son fils. Le soir même, il a une autre hallucination : il croit voir sa femme fêter son retour et lui préparer un bon petit repas. Mais le chef du village, le lendemain matin, qui lui annoncera la tragique vérité.

Partie 2 : Quatre personnages, quatre destins

Le constat est fort simple : chacun des quatre personnages suit son propre destin. Apparaît alors un paradoxe : si les deux couples avaient été unis, seuls deux destins seraient apparus. Les Contes de la lune n’est rien d’autre que l’histoire de deux êtres qui gâchent leur couple et tentent, une fois le mal commis, de réparer leur faute. Le couple de Tobei y parviendra, mais pour Genjuro, ce sera trop tard, la mort ayant emporté celle qu’il aime.

Miyagi est une femme soumise aux désirs de son mari, qu’elle aime profondément. Ses aspirations sont éminemment simples : avoir un foyer à charge, un mari aimant, un enfant sage. Mais son mari, Genjuro, n’est pas animé par la même simplicité : il voit en la guerre le moyen de s’enrichir. On le voit donc, la guerre est le détonateur qui va faire imploser le couple. Dès la première séquence (après le panoramique latéral d’ouverture), Mizoguchi pose une distance géographique entre les deux personnages (distance matérialisée par la charrette contenant ce qui va faire la fortune de Genjuro, des poteries). Le premier dialogue significatif est celui qui se déroule quand Genjuro revient de sa première expédition : « – Je veux rapporter plus d’argent ! dit-il (il s’installe au fond de la pièce et apparaît ainsi à l’arrière-plan, encore une fois Mizoguchi, par sa maîtrise totale de l’espace, a réussi à créer un éloignement géographique fort symbolique). –Le chef du village annonce l’arrivée de l’armée. Reste à la maison, Genjuro, répond Miyzagi. –Sotte, la guerre fait marcher le commerce ! Vois ce beau bénéfice. –Et si la chance te quittait ? S’il t’arrivait quelque chose ? ».Miyagi, par esprit soumis, n’ose s’opposer aux ambitions de son mari. « Mon seul désir est de te garder près de moi », dit-elle à son mari. Elle est en fait un personnage très mizoguchien : elle à besoin d’aimer, aimer est nécessaire à son équilibre intérieur.

Mais le bonheur somme toute assez simple qu’elle réclame n’est pas possible. Face à ce constat, de nombreux personnages de Mizoguchi se révoltent. Chez Miyagi, cette révolte restera à l’état latent, étouffée par la présence de Genjuro. La séquence de la poterie est ici significative : Genjuro et Miyagi sont en train de confectionner des poteries que Genjuro revendra en ville. Genjuro se montre agressif et très nerveux. Il durcit le ton envers sa femme, et dispute son fils. Miyagi passe par un court instant de « révolte » : « Comme tu changes. Tu deviens irritable ». Voilà les seuls reproche qu’elle ose faire. La révolte semble bien peu virulente. Intérieurement, elle souffre ; puis bien vite, elle baisse les yeux, continuant à effectuer le travail que lui a confié son mari.Genjuro, on le perçoit assez facilement, est un être finalement profondément égocentrique.

Son comportement procède presque du mécanisme de projection spinozien : il projette son propre fonctionnement sur le fonctionnement d’autrui. Ainsi, il n’arrive pas à comprendre les aspirations de sa femme ; Miyagi a beau lui faire entendre qu’elle n’a aucune considération pour l’argent, il demeure sourd. Il est dans son monde, et n’en sortira que trop tard. Sa volonté de devenir riche et de faire le bonheur de sa famille est également une preuve de son égocentrisme. Car parer sa femme des plus beaux habits, cela flatte son ego, cela transforme sa femme en objet sexuel, renforçant de facto sa virilité. En comblant sa famille et en obtenant la reconnaissance de sa femme, son image de soi s’améliore. Et s’il ne parvient pas à entendre les aspirations de sa femme, c’est parce qu’il n’est à l’écoute de rien d’autre que de son propre ego. Mais l’épisode du manoir, sur lequel nous reviendrons plus longuement, lui fera comprendre ses erreurs. Il n’aspire plus alors qu’à une seule chose : retrouver sa femme et son fils. Miyagi a finalement gagné. Mais c’est trop tard, la mort les a séparés. Mizoguchi reprend alors la séquence de la poterie. Miyagi était, de son vivant, une ouvrière soumise. Maintenant, elle est comme une muse : tout en travaillant, Genjuro n’a cesse de penser à elle ; l’esprit de Miyagi veille sur son époux.

Tobei, lui, est à la recherche de la gloire. Comme pour Genjuro, la guerre va être un moyen pour lui de satisfaire son ambition : il deviendra un samouraï ! Mais que cherche-t-il vraiment ? La réponse est sans équivoque : il recherche des attributs de la masculinité : un sabre, un beau casque, un cheval majestueux. Devenir samouraï lui permettrait tout simplement…d’affirmer sa virilité. La question fondamentale qui se pose alors est celle de la cause de son action.

Il est probable qu’en tout homme se cache un désir profond d’affirmation de la masculinité. Sauf que chez Tobei, cette affirmation semble relever de la survie : il lui faut partir coûte que coûte chercher ce semblant de virilité ; ainsi, il aime sa femme mais…n’hésite pas à la quitter pour se lancer dans sa quête ! Un paradoxe pour le moins étrange, qui ne s’explique qu’à la lumière de concepts psychologiques : on a premièrement l’impression que le sentiment d’infériorité de Tobei a été refoulé ; ensuite, tout chez lui procède du mécanisme de « surcompensation » (« Tendance par laquelle un individu adopte des comportements qui sont exactement inverses de ceux qui commencent à apparaître en nous et que nous n’aimons pas », Nicole Aubert). Tout s’explique très vite, en fait : dès les premières séquences, on sent que la meneuse de son couple, c’est la femme. Tobei est victime d’un sentiment d’infériorité profond. Il se sent impuissant, au sens commun comme au sens sexuel, probablement. Les honneurs de la guerre permettraient d’évacuer ce sentiment d’infériorité ; il veut avoir l’air viril parce qu’il sait que sa position de mari infantilisé enlève chez lui toute masculinité.

Devenu samouraï, la première chose qu’il fait est d’emmener ses soldats dans un bordel (lors d’une parade vraiment pathétique : Tobei, campé sur son cheval, le buste exagérément relevé, tourne la tête de gauche à droite, tel un coq dans une basse-cour). L’endroit n’est pas innocent. Dans un bordel, la brutalité masculine fait des femmes des marchandises (idée omniprésente dans l’œuvre de Mizoguchi). En étant l’attraction de la maison de geishas (tout le monde lui demande de narrer ses exploits guerriers), Tobei a l’impression d’être considéré, il a l’impression de dominer toutes les femmes ici présentes.

Ohama, elle, est donc la meneuse du couple. Mais elle se fait violer par des soldats, tandis que Tobei est en quête de reconnaissance. Après leur méfait, les soldats lui jettent une volée de pièces. Le souvenir de ce drame restera marqué à tout jamais dans l’esprit d’Ohama, qui entretiendra dès lors une relation très particulière avec l’argent. En outre, l’épisode tragique marque un tournant dans sa vie : elle perd dès lors son honneur, son identité ; elle décide de se prostituer.En fait, on peut penser que Ohama a tout compris des intentions de son mari et de son besoin d’affirmation quasi sexuel. La séquence clef est celle où les deux personnages se retrouvent à la maison de geishas. « Tu dois être content. Ma chute est le prix de ton ascension », dit Ohama ; voilà qui prouve que définitivement, dans ce couple, tout n’est qu’une question de domination. « Sois mon hôte ce soir (elle le prend par le bras). Et paie-moi avec l’argent gagné de tes exploits », continue-t-elle ; Ohama aurait-elle deviner le fantasme le plus inconscient de Tobei ? Tout pousse à le penser. Cette réplique est cruciale : tout d’abord on se dit qu’effectivement, Tobei est assez malade pour avoir comme fantasme sexuel de coucher avec sa femme devenue prostituée.

En outre, il semble bien qu’Ohama ait tout compris de son mari. Et nul doute qu’elle doit culpabiliser ; en un sens, elle est elle aussi coupable de la scission du couple (ceci n’apparaît pas clairement lors de cette séquence, mais plutôt lors de la séquence finale). Pour en revenir au dialogue entre les deux personnages, la réaction de Tobei est immédiate : « Ohama, sans toi mes succès ne signifient rien. Je croyais que tu m’admirerais » ; on a alors la confirmation de tout ce qui a été dit précédemment au sujet des motivations véritables de Tobei.

Mais celui-ci rajoute : « Mais je n’aurais jamais pensé que tu tomberais à « ça » » ; on a ici l’impression que Tobei souhaite faire culpabiliser Ohama : encore et toujours cette volonté, exprimée par les deux parties de manière sous-jacente, de se montrer supérieure à l’autre. Cependant, les sentiments existent toujours. Et les deux personnages reprennent leur ancienne vie, à la campagne. La dernière séquence est alors particulièrement significative : Tobei occupe une place centrale (il est en train de s’occuper du potager) ; Ohama arrive en arrière-plan et dit à son mari, sur un ton presque admiratif : « Tu dois être fatigué. Repose-toi ». La caméra reste fixée une ou deux secondes sur Tobei en train de s’activer, puis repart, dans un même mouvement, sur Ohama partie voir son frère afin de s’occuper du petit garçon (passage de témoin symbolique entre le défunte Miyagi et sa belle-sœur Ohama).

Il semble donc bien que Tobei soit parvenu à reprendre un peu plus de considération : sa masculinité est reconnue, et symbolisée par son travail physique sur la terre. Comment envisager ce changement de comportement d’Ohama, qui désormais, on peut le penser, accepte de voir en son mari un homme, et non plus un enfant ou (pire même) un lâche ? Peut-être est-ce pour elle le moyen d’oublier l’épisode du viol, de retrouver un peu de dignité et de respectabilité en affichant un couple harmonieux et équilibré. Au final, donc, le couple Tobei – Ohama semble avoir trouver un certain équilibre. Ce que le couple Genjuro – Miyagi n’aura pas eu le temps de faire…

Nous avons dit que Les Contes de la lune était le récit de deux êtres qui gâchent leur couple. On peut effectivement penser, à première vue, que ces deux êtres sont les deux hommes du film, Genjuro et Tobei, qui tous deux quittent leur femme pour partir à la conquête de leurs fantasmes. C’est ici l’interprétation communément donnée. Mais compte tenu de tout ce que nous avons dit, nous nous permettons de donner une interprétation du film différente et peut-être plus ambitieuse : finalement, ce sont Genjuro et Ohama qui dirigeaient leur couple respectif et le font chavirer. Chacun d’eux parvient à comprendre que leur comportement mettait en danger leur couple ; chacun d’eux accepte de renoncer à leurs aspirations pour sauver leur couple : Genjuro renonce à son attrait pour l’argent, Ohama accepte de considérer son mari comme un homme et non plus comme un enfant.

La conclusion reste cependant la même : Ohama parvient à sauver son couple, pour Genjuro, il est trop tard. Les Contes de la lune est définitivement un film sur le rapport de domination au sein du couple et sur l’incommunicabilité entre époux , rapport envisagé sous deux formes opposées : dans l’un des couples, c’est le mari qui domine, dans le second c’est la femme ; dans le couple où le mari domine, il n’y aura pas d’opposition frontale, la révolte de la femme restant à un stade embryonnaire, dans l’autre il y aura explication de texte ; l’un des couples retrouvera un équilibre parce que chacun acceptera finalement de répondre aux aspirations du conjoint ; dans l’autre, la relation sera condamnée à être spirituelle, la mort cimentant à jamais l’équilibre retrouvé. En voyant le film, on ne peut s’empêcher de se dire que tout cela est un beau gâchis…

Partie 3 : Au plus profond de l’inconscient et des fantasmes

Les Contes de la lune, nous l’avons dit, raconte l’histoire de deux couples. Ceci est la partie la plus visible et la plus abordable du film. Mais si Les Contes de la lune est un chef-d’œuvre, c’est parce qu’il est un film éminemment complexe, qui n’hésite pas à plonger au fin fond de l’inconscient masculin. Nous étudierons dans cette partie tout ce qui, chez les deux héros masculins, relèvent de l’inconscient, du fantasme et de l’illusion. Nous accorderons en particulier une place centrale à l’épisode du manoir hanté.

Le personnage de Wakasa, fantôme venu hanté les murs de l’ancien domaine de sa famille, est complètement inspiré par le théâtre Nô : costumes, masques, musique. Wakasa est un fantôme malheureux, car n’ayant jamais connu l’amour. Elle revient dans le manoir de son père afin de connaître ce sentiment puissant. Ici, un petit débordement semble nécessaire : attention, dans la culture japonaise, les personnages tels que Wakasa ne sont pas perçus comme de vils êtres mais comme des âmes malheureuses, à qui la vie n’a pas souri. Genjuro, nous allons le montrer, va être pris au piège. Il va s’enfermer dans une croyance illusoire qui lui coûtera son couple. A peine arrivé au manoir, Wakasa se fond en compliments sur les poteries de Genjuro: « Au marché, quand j’ai vu vos céramiques, j’en croyais à peine mes yeux ! Comment créez-vous pareille beauté ? Ce que vous réussissez est une pure merveille ». Genjuro se prend très vite au jeu.

Quand Wakasa fait amener les poteries, il s’exclame : « Mais, ce sont mes œuvres ! Quel privilège, mes chers petits… Je considère toujours mes créations comme mes véritables enfants ». En flattant l’ego de Genjuro, Wakasa parvient à éveiller l’attention de son hôte sur le décor qui l’entoure : « Je suis honoré qu’elles (ses poteries) soient si appréciées…dans un tel décor ! Jamais mes poteries ne m’ont paru aussi belles. Jamais je n’aurais cru que le décor ait tant d’influence ». Genjuro n’est pas idiot ; il sait que ses poteries, en elles-mêmes, sont destinées avant tout à être utiles. Si elles semblent aussi belles maintenant, c’est grâce au décor, déduit-il. Ca y est, Wakasa et son manoir ont capté l’attention de Genjuro ; aucune marche en arrière ne semblera possible, le piège s’est refermé : « N’enterrez pas votre talent dans un petit village » dit Wakasa ; et sa dame de compagnie de proposer à Genjuro d’épouser Wakasa. Wakasa se lève alors, et entraîne Genjuro dans une étreinte passionnée.

Genjuro accepte donc l’offre qui lui est faite. Mais que s’est-il donc passé ? On le voit clairement, Genjuro a l’impression d’être devenu un artiste ; il n’est plus l’artisan campagnard qu’il était autrefois. Cette métamorphose, il la doit en bonne partie à Wakasa qui a su reconnaître et mettre en valeur ses poteries, ses « œuvres ». On voit donc à ce stade deux choses : tout d’abord, la quête de Genjuro est en bonne partie sociale : le manoir lui permet d’accéder à un statut infiniment plus élevé, celui d’artiste reconnu. Deuxièmement, il est plongé dans une croyance totalement illusoire. Sa subjectivité se substitue à la réalité objective. Dans son esprit, aucun doute n’est plus possible : il n’est plus un paysan, il est un artiste. On peut parler de fantasme, mais le terme paraît exagéré (ou en tout cas, il revêt un aspect érotique qui ne transparaît pas du tout dans la séquence). Mieux vaut parler de croyance, de croyance illusoire.

Au final, Genjuro est persuadé d’avoir du talent et, in extenso, des droits. Voici la conclusion fondamentale de ce passage : parce qu’il estime avoir des droits, en particulier celui de mener une vie conforme à son talent artistique, il laisse progressivement de côté sa femme et son fils, pis même, il les renie par omission (il n’en parle pas à Wakasa). L’art de Mizoguchi est de faire ensuite subtilement dériver cette croyance vers un désir érotique : on entre alors de plein pied dans le domaine du fantasme sexuel. En évacuant Mizyagi de son esprit, Genjuro laisse la place libre à Wakasa, symbole hautement sexuel et érotique de tout ce que Miyagi n’était pas, elle qui n’accordait d’importance qu’aux basses interrogations matérielles. Il parvient donc à combler un fantasme d’ordre sexuel ; quand il court après Wakasa, lors de la séquence du déjeuner sur l’herbe, c’est bien après ses propres fantasmes qu’il court. On sent en fait dès l’étreinte entre les deux amants que leur relation sera voluptueuse.

On en a la confirmation quelques séquences plus tard, lors du fabuleux épisode du bain. Vient ensuite la séquence qui consacre la réalisation de tous les fantasmes de Genjuro : « Je ne te quitterai plus ! Je n’aurais jamais imaginé pareils plaisirs. C’est divin ! C’est le Paradis ! » dit-il, un rictus de jouissance gravé sur son visage. Genjuro a donc complètement oublié Miyagi. Il s’est complètement enfermé dans ses fantasmes et sa croyance. Finalement, la vie réelle n’aurait jamais pu lui offrir ce que eux, fantasmes et croyance, lui offrent : une femme superbe, le sentiment de puissance, la reconnaissance sociale. Comment alors ne pas penser qu’il est indirectement à l’origine de la mort de sa femme ? Son ego, ses mensonges, sa croyance : il a tout mis au service de la réalisation de ses fantasmes ; et Miyagi qui paiera le prix de sa conduite. De retour chez lui, Genjuro apprend que sa femme est morte. Et il regrette tout simplement de ne pas avoir été là, d’avoir raté son mariage et gâché leur couple. Il parvient enfin à l’aimer pour ce qu’elle représente, ou plutôt, pour ce qu’elle est (était) ; il réhabilite toutes les valeurs du quotidien qu’il détestait autrefois. Finalement, il a du la perdre pour l’aimer, voilà un paradoxe troublant.

Mais finalement, il n’y a rien à regretter de son périple ; celui-ci était nécessaire. Genjuro s’est cru artiste, il a délaissé sa femme pour celle qui représentait ses fantasmes absolus ; par cette omission, il a tué sa femme. Mais il finit par s’apercevoir que ses fantasmes sont inutiles. Autrement dit, il lui était indispensable de les réaliser pour prendre conscience de leur limite et de leur dangerosité. A ce moment là seulement, il prend conscience que le véritable bonheur, c’était la vie qu’il menait avant ; l’échec de ses fantasmes ne fait que réhabiliter sa vie passée. On peut même s’imaginer qu’il comprend enfin que Miyagi ne demandait qu’un peu d’amour, tout simplement. Au final, son périple initiatique n’aura en aucun cas été vain. Encore une fois, et c’est là une chose très importante, il était nécessaire : c’était la seule manière de se détacher de ses fantasmes et d’apprécier enfin le réel pour ce qu’il est. Voilà donc la conclusion toute mizoguchienne de cette partie consacrée à Genjuro.

En toute subjectivité, Tobei retient moins l’attention que Genjuro. Peut-être parce que son histoire est moins originale, moins psychédélique que celle de son beau-frère. Et pourtant, Tobei est lui aussi un personnage très intéressant.Nous avons déjà dressé une bonne partie de son profil psychologique : nous avons dit qu’il souffrait d’un fort sentiment d’infériorité, probablement refoulé au plus profond de lui. Nous avons montré que son comportement procédait du mécanisme de « surcompensation » (il s’agit pour lui de jouir des attributs de la masculinité parce que justement il entretient un complexe à ce sujet). Nous avons également abordé l’aspect social de sa quête, aspect social qui tend à virer au fantasme purement sexuel (coucher avec sa femme devenue prostituée).

Reste à dire, pour compléter la description, que son envie de devenir samouraï revêt un aspect de « rivalité mimétique » assez évident. Ce qui le pousse à tuer un samouraï alors qu’il n’est que paysan (le risque est donc très élevé), ce qui lui donne le courage de faire cela, c’est son envie de devenir samouraï à son tour. Il n’est pas animé d’un simple sentiment de rivalité, ni d’une banale jalousie : ce qui le pousse à tuer le samouraï, c’est son envie de devenir lui, d’être ce qu’il est et d’avoir ce qu’il a.

C’est la définition la plus simple de ce que l’on appelle « mécanisme de rivalité mimétique » (l’idée est donc que l’on tue autrui non par simple rivalité ou par jalousie mais bien pour s’approprier son être, sa condition et son image). Finalement, Tobei ne lutte pas pour devenir samouraï, il lutte pour acquérir l’image, et donc le prestige, d’un samouraï. Chez lui aussi, la réalisation de son désir n’est qu’illusion et croyance illusoire ; encore un point commun avec Genjuro, donc (on pourrait reprendre presque intégralement ce qui a été dit au sujet de la croyance illusoire de Genjuro) : Genjuro se croit artiste, Tobei un samouraï émérite. Et lui aussi est la cause indirecte du malheur de sa femme ; « Loin de lui complaire et de la rehausser socialement, il n’a fait que la dégrader. Il voulait l’honorer, et l’a mortifiée » (in Mizoguchi, de la révolte aux songes, par Daniel Serceau ». A noter que Mizoguchi voulait également faire mourir Ohama, mais son producteur s’y opposa.

Enfin, dernière ressemblance avec le personnage de Genjuro, il est lui aussi amené, à la fin du film, à renoncer à ses fantasmes : il jette son armure de samouraï à l’eau.On aperçoit donc, une fois dressés les portraits des deux hommes du récit, que l’on peut formuler une nouvelle interprétation du film : Les Contes de la lune est également l’histoire de deux hommes partis à la conquête de quelque chose de vitale, quelque chose qui s’apparente à la reconnaissance sociale doublée d’une reconnaissance de leur propre masculinité. En chemin, ils rencontrent leurs fantasmes les plus profonds. Egarés dans les méandres de leurs psychés, ils oublient « momentanément » leur couple.

En résumé, une nouvelle fois, Mizoguchi nous offre une sublime variation sur le thème de la recherche d’identité. Certes, les personnages des Contes de la lune ne sont pas aussi émouvants que certains autres personnages mis en scène par le cinéaste (O’Haru, les amants des Amants crucifiés,…). Mais, comme toujours, Mizoguchi parvient à saisir au plus profond le drame intérieur qui se joue en eux. La fin de leur périple initiatique résonnera comme l’échec de leurs fantasmes au profit de la réalité ; l’expérience aura plus que nécessaire, elle aura été vitale et salvatrice.

Enfin, comment parler de l’inconscient et, de manière plus générale, du film sans évoquer la sublime séquence de la barque. Dans le découpage du film, celle-ci occupe une place prépondérante : Genjuro et Tobei ont décidé d’aller faire fortune en ville ; pour emmener leur femme avec eux, ils décident de prendre les voies fluviales. Apparaît alors un décor fantastique, où le ciel n’est que brume. Cette séquence est une extraordinaire métaphore de la conscience des personnages. L’eau leur renvoie les reflets de leurs propres craintes, désirs et fantasmes. Ce n’est pas un hasard si la scission du couple intervient à la toute fin de cette séquence (les deux hommes décident de laisser les femmes sur le rivage : ils gagneront seuls la ville). Dès lors, leur périple (l’idée de voyage initiatique, introduit par le moyen de transport qu’est la barque, semble évidente) va véritablement débuter.
Conclusion

Nous espérons donc avoir un peu éclairé le sens intrinsèque de ce film qui, reconnaissons-le, est l’un des plus difficiles d’accès du cinéaste. Lors de la première vision, on voit immédiatement le côté mélodramatique du film, qui transparaît à travers l’histoire de ces deux couples séparés. La mort de Miyagi est ici l’instant le plus fort du film (séquence très intense : Miyagi se fait occire par un soldat ; blessée à mort, elle se meut sur quelques mètres, en rampant, dans une ultime fureur de vivre ; en arrière-plan, on voit les soldats vautrés par terre, se disputant les quelques grains de riz qu’ils viennent de glaner).

Mais Les Contes de la lune est avant tout un film sur l’inconscient humain (et en particulier masculin). Le ton fantastique de plusieurs séquences renforce l’impression de découvrir les tréfonds de la conscience (et de l’inconscience). La conclusion fondamentale est ici que le périple des deux héros masculins était vital ; ils leur ont permis de mieux connaître le monde qui les entoure, de mieux se connaître eux-mêmes, et d’accepter la réalité. On retrouve alors plusieurs idées propres au cinéaste. Tout d’abord que la réalité doit toujours valoir en soi et pour soi, qu’il faut vivre avec la réalité chevillée au corps, ce qui suppose une image de soi forte et équilibrée. Ensuite, que pour accepter la réalité, il faut passer par l’accomplissement (et l’échec) de ses fantasmes, ou plutôt, pour être plus précis, il faut confronter ces fantasmes à la réalité extérieure, les tester pourrait-on dire.

Les Contes de la lune est considéré assez généralement comme le plus grand film de Mizoguchi (à ce propos, on ne peut que s’indigner, une nouvelle fois, que le film n’ait reçu qu’un lion d’argent au festival de Venise). Sans porter de jugement, force est de constater que le film est un condensé des idées du cinéaste sur l’inconscient et la réalité, comme nous venons de le voir. Mais aussi sur la relativité de l’art vécu un aboutissement (Genjuro est un « artiste » pour qui l’art n’est que pur formalisme, et vaut en soi et pour soi) ; « Pour Mizoguchi, l’art doit être utile, aider les gens à vivre, à comprendre, à aimer. S’il reste social, extérieur, ritualisé, décoratif, il devient dangereux, voire mortel » (Jean Douchet).

Le film aborde également le thème de l’argent (qui, dans l’esprit masculin, scinde les femmes en deux catégories, celle des mères qui n’accordent que peu d’importance à l’argent, et celle des prostituées pour qui l’argent est un moyen de survie), celui de la prostitution (ou le femme comme marchandise), de la terre (qui « chez notre cinéaste, est toujours signe de matérialité du monde, de bestialité de l’homme, d’expression de la sexualité », dit Jean Douchet).Terminons en évoquant la distribution, qui réunit ce qui se fait de mieux au Japon à l’époque : Masayuki Mori (l’Idiot du film de Kurosawa), Kinuyo Tanaka et Machiko Kyo.

Titre original : Ugetsu Monogatari

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Durée : 94 mn


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