Les Cendres du Temps, ou le film maudit de Wong Kar Wai, le plus rare, le plus précieux aussi. Comme à son habitude, le cinéaste sublime le cadre par son intelligence de la mise en scène et par un récit déstructuré, d’apparence labyrinthique, qui entraîne le spectateur dans une épopée partagée entre onirisme et fresque épique revisitée. Wong Kar Wai, en esthète qu’il est, signe un film à la fois d’une grande brutalité et d’une retenue évidente.
On connaît Wong Kar Wai et la magie de ses cadrages, ces longues séquences fixes qui jouent sur les premiers et seconds plans ; ce flou artistique d’arrière plan, puis le personnage central, à peine cadré, coupé par le haut de l’écran ; cette rythmique d’une profonde lenteur, ce montage alterné procédant d’une confusion dans le récit. Wong Kar Wai et sa manière si particulière de découper l’action, confondant les époques et le temps…
Le montage, qualité évidente du cinéaste, est à demi-éclaté, c’est-à-dire qu’il joue sur plusieurs tableaux à la fois, comprenant différences d’époques, choix de narrations alternées (voix off) et action désynchronisée.
Le film démarre comme un western contemporain. Une vue sur la mer, les vagues qui viennent s’échouer sur la plage désertique ; un apparent silence, le souffle du vent, et la photographie splendide (du talentueux Christopher Doyle, son chef opérateur attitré). Puis l’action prend place, sans jamais dévier de la contemplation du début. Les personnages commencent à se rencontrer, s’observer, se haïr. Wong Kar Wai sème le trouble et la confusion avec une aisance malsaine. Kar Wai est aussi un peu le roi de l’illusion. Il nous fait croire au Wu Xia classique, pour prendre tout d’un coup la direction d’un road movie oriental lorgnant du côté du western contemporain par son choix de lieu quasi unique, d’action concentrée autour d’une galerie de personnages, et par sa toile de fond, une histoire d’amour à visages multiples. Difficile de ne pas se perdre dans le récit, mais tel est le lot de tous les films de Wong Kar Wai, serait-on tenté de dire. L’équilibre est perturbé à de nombreuses reprises, mais ce rythme « cassé » est aussi une preuve du talent du cinéaste et l’affirmation d’un style personnel et authentique.
Les scènes de combats relèvent de la picturalité, en s’appuyant sur une dynamique contradictoire. En effet, Kar Wai filme les scènes en accéléré, pour ensuite les ralentir. Cette alternance vitesse/lenteur confère aux scènes une apparence de véritable peinture en mouvement. Avec ce procédé stylistique, Wong Kar Wai ne filme pas le personnage en combat, il accompagne son mouvement.
Puis, comme pour boucler la boucle de son intemporalité, le cinéaste referme son film sur le bruit de la mer. L’intelligence du montage nous fait remarquer que le bruit de fond est peut-être celui du vent, et non de l’eau. Les Cendres du Temps, c’est une sorte d’In The Mood For Love dans le désert, et en costumes d’époque. La même thématique centrale, l’amour ; le même duo d’acteurs, Tony Leung et Maggie Cheung, les mêmes « regards caméra », un personnage en avant, l’autre à l’arrière, dans le flou, comme pour confondre la position de chacun d’eux ; un morceau de classique chinois, une répétition des lieux, des gestes, des ralentis : tout annonce ici son futur chef-d’oeuvre.
Une véritable perle rare du cinéma.