« Je suis convaincu que les Beatles sont en partie responsables de la chute du communisme » Milos Forman
Cendrillon cherche désespérément chaussure à son pied
Les amours d’une blonde déroule les pérégrinations amoureuses, sans épilogue logique ni heureux, d’une employée effacée d’une entreprise manufacturière de chaussures. En rupture de ban avec son fiancé qui s’est montré possessif à son égard au point de la brutaliser, elle se laisse conquérir, entraînée par sa trop grande vulnérabilité sentimentale.
La société familiale d’origine tchécoslovaque Bata, nationalisée en 1945, est bien connue pour ses chaussures et déjà en plein essor économique à l’époque de l’hégémonie communiste. Comme toutes les employées logées à la même enseigne, l’existence d’Andula s’écoule, monotone, entre tâches répétitives à l’usine et retours au foyer de l’internat.
Les quelques deux mille femmes célibataires de la commune de Zlur en Bohème-Moravie sont en surnombre par rapport à la gent masculine: 16 femmes pour un seul homme. Les ouvrières, comme celles d’une ruche, ne font pas exception qui sont en mal d’affinités sentimentales. D’un commun accord avec ses dirigeants préoccupés avant tout de la rentabilité de l’entreprise, le responsable du personnel de la manufacture décide de remédier à ce dilemme cornélien. Il organise un bal dans la localité pour égayer la routine existentielle de ses protégées.
Un dilemme kafkaïen
Le bal est par excellence le théâtre consacré des flirts et des passades amoureuses et ce n’est pas un hasard si il est omniprésent dans les films de jeunesse de Milos Forman. C’est un cadre sanctuarisé comme le dancing dans l’As de pique où les rythmes pop-rock contaminent jusqu’à la polka traditionnelle. Il est un vecteur incontournable pour les couples qui se lient et se délient, l’assommoir où adultes et adolescents se confondent en hébétude.
Le responsable du personnel, volontiers paternaliste, veille sur ses ouailles comme à la bonne marche de la fabrique de chaussures. Qu’arriverait-il si d’aventure sa main d’oeuvre désertait l’usine pour fonder une famille? La situation proprement kafkaïenne vient toutefois buter sur une réalité démographique comptable confortant la philosophie malthusienne de l’entreprise.
Pour parvenir à ses fins et en concertation avec les autorités militaires, il lui faudra réquisitionner les réservistes d’une garnison cantonnée en permission. Les troupiers défilent en grande pompe à leur arrivée en gare dans un comique irrésistible. La déconvenue est de taille pour ces femmes esseulées. En place des jeunes recrues bien découplées qu’elles appellent de leurs fantasmes, elles voient débarquer des hommes mariés entre deux âges en capote militaire qui portent un regard sans équivoque sur leurs intentions.
La piste de danse lève les dernières inhibitions
Quant aux femmes fébrilement suspendues à un cavalier qui les invite à danser, elles intériorisent leurs pulsions et restent sur une prudente réserve et dans un attentisme de convenance.
Forman et son scénariste-réalisateur, Ivan Passer, anticipent sur l’interchangeabilité des couples qui se fondent dans l’anonymat commode de la salle de bal. La caméra à l’épaule balaie tout le périmètre dansant et se mélange aux couples informels sans qu’on la remarque, presque à la dérobée.
Le hall de danse est bien réel et la caméra s’insinue entre les personnes attablées et les danseurs qu’elle saisit sur le vif dans leurs gaucheries, leurs échanges de regards salaces ou moqueurs au point de confondre acteurs et non-acteurs; les premiers entraînant les seconds dans une émulation effrénée.
Avec Les Fiancés et L’emploi, Ermanno Olmi ancrait déjà la dérive solitaire de ses protagonistes, fonctionnaires étriqués ou petites gens de peu, dans la parenthèse divertissante que constituait l’espace de la salle de bal propice aux rapprochements comme aux distanciations.
La piste de danse lève les dernières inhibitions entre les hommes empruntés et les femmes obligées. L’homme propose et la femme dispose contre son gré. L’embarras du choix est un non-choix et la femme une quantité négligeable.
Andula, brebis galeuse égarée dans un bercail inhospitalier
Milos Forman tisse sa narration à partir d’un fait insignifiant, une rencontre de hasard à Prague avec une jeune femme à qui son amoureux a posé un lapin et qui se retrouve, valise à la main et dans la plus grande infortune, avoir été cette candide voltairienne prête à gober toutes les promesses de félicité amoureuse. Milda (Vladimir Pucholt), le jeune pianiste de rencontre, séduit promptement Andula (Hana Brejchova) qu’il compare dans sa nudité contrainte à une guitare anguleuse peinte par Picasso à moins qu’il ne la confonde avec cette photo célèbre de Man Ray qui dessine les ouïes de la guitare à même le dos de son modèle.
Avant de devoir s’en retourner, éconduite, au sein de son foyer de travailleuses, Andula fait antichambre à Prague dans l’intimité domestique de l’appartement des parents de Mila décontenancés par sa présence aussi encombrante que le bagage qui la précède. Elle apparaît comme une brebis galeuse égarée dans un bercail
inhospitalier. A l’arrivée du séducteur, la pantomime burlesque est à son comble qui signe la déshérence affective de la jeune femme. Andula subvertit son environnement borné en se réfugiant dans ses pensées.
La boucle de sa rêverie désenchantée s’achève sur un plan d’atelier en bout de chaîne de fabrication où elle contrôle la finition des chaussures sous l’oeil ironiquement bienveillant et patriarcal de son chef. L’ouvrière ne s’appartient plus dans son travail. Comme le produit fini qui échoit entre ses mains, elle se nie elle-même.
«Au feu les pompiers» ou quand Ubu rejoint Kafka dans une pyrotechnie incendiaire
L’ironie grinçante est une constante de la culture tchécoslovaque. Il y a une tradition vivace de la satire qui est proprement tchèque. Ce peuple, régulièrement opprimé et occupé dans son Histoire, manie un humour aigre-doux depuis «les aventures du brave soldat Chveik»qui invite àrireaux dépens de tous les détenteurs d’autorité.
Quand Les amours d’une blonde compose, dans son désenchantement, une fable mi-figue mi-raisin qui choisit l‘escapade amoureuse comme dérivatif pour oublier le morne quotidien d’un travail aliénant, Au feu les pompiers tire vers la farce canularesque, le sottisier extrême. Ubu rejoint Kafka dans un mélange dynamitant, une pyrotechnie incendiaire.
L’anecdote du film, réduite à sa plus simple expression, est prétexte à un crescendo de rebondissements saugrenus. A la manière zélée d’un politburo au pouvoir, un comité communal de pompiers vieillissants décide d’organiser de façon impromptue un concours de beautés locales pour pimenter le bal annuel.
Jeu de massacre et folle débandade généralisée
Dès lors, rien ne se passe comme prévu. La fête tourne au désastre cataclysmique. L’humour désopilant est à combustion rapide. La banderole de la fête patronale commence par prendre feu. Les lots de la tombola sont chapardés y compris par des proches des pompiers au grand dam du comité directeur. Les «beautés potentielles» sont recrutées n’importe comment et totalement indifférentes à la portée de ce concours: remettre une hache d’or au doyen égrotant qui souffre d’un cancer en phase terminale.
Le jury des pompiers bouche bée fait défiler les candidates alignées tel un parterre de godiches prenant la pose de façon martiale comme pour une parade militaire. Ce faisant, Ils déshabillent d’un regard égrillard une postulante dénudée qui tient davantage du laideron que de la miss.
Les pompiers éberlués sont surtout concernés par les formalités d’usage, le protocole et la dignité de leur corporation qui en prend un sérieux coup. Tous ces «combattants du feu» sans exception apparaissent comme des sots, des lourdauds indécrottables, animés des meilleures intentions du monde. Ils échouent lamentablement dans leur tentative de circonscrire l’incendie d’une grange et c’est la neige qui en vient à bout.
Milos Forman dénonce à gros traits et dans un baptême de feu endiablé les corruptions rampantes, les manquements, les conflits de destruction réciproque d’une administration communiste inepte. L’éloge pompeux au doyen tourne court quand jusqu’à son cadeau honorifique lui est dérobé pour couronner le tout. La fête se termine dans la débandade d’un sauve-qui-peut généralisé.
Sorti peu avant la normalisation Au feu les pompiers eut maille à partir avec la censure qui interdira ce brûlot filmique érigé depuis en symbole de la dégénérescence du pouvoir totalitaire.
Distributeur Carlotta