Lee Chang-dong, le rayonnement discret

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Retour sur la carrière d’un cinéaste hors-mode, au ton résolument personnel.

Parmi les cinéastes sud-coréens révélés ces quinze dernières années, Lee Chang-dong constitue un cas particulier. Ses longs métrages tiennent sur les doigts d’une main : Green Fish (1997, inédit en France), Peppermint Candy (1999), Oasis (2002), Secret Sunshine (2007) et Poetry (2010). Autant de pierres minutieusement polies, travaillées, arrondies. Rien à voir avec la filmographie prolifique d’un Hong Sang-soo (dont le dixième opus, Ha Ha Ha, vient de sortir) ou la cadence effrénée d’un Kim Ki-duk (seize films depuis 1996 !). Lee Chang-dong tourne à son rythme, patient mais obstiné. Pour comprendre son tempo, il suffit de l’écouter parler : voix lente, timbre chaud. Gestes calmes, paupières demi-fermées, il malaxe ses mots avant de les recracher entre deux volutes de fumée. Comme lui, son cinéma dégage une maîtrise évidente et jamais tapageuse, une forme réfléchie mais très limpide, presque naturelle.

Difficile de lui coller une étiquette. Park Chan-wook ou Bong Joon-ho ont bâti leur réputation en tricotant les genres (polar, fantastique…). A l’inverse, Lee Chang-dong fuit toute référence et construit des récits singuliers. Ses films reposent avant tout sur des personnages, des situations complexes, une pâte humaine inépuisable. Et s’il louche vers le mélodrame, c’est un mélodrame sec, dégraissé de pathos comme de mièvrerie. Impossible de résumer sa patte en un seul adjectif. Réaliste ? Ce serait très réducteur, et d’ailleurs inexact. S’il utilise beaucoup la caméra à l’épaule, il garde une vraie distance et ne vise aucunement l’aspect documentaire. Chez lui, le soin apporté à l’arrière-fond social (notamment le choix des décors) ne tient pas simplement du naturalisme. Remplis de sentiments, traversés par un souffle profond, ses films portent à son apogée la tension dramatique et ne rejettent pas un lyrisme puissant, voire quelques trouées oniriques (la réapparition fantomatique d’un premier amour dans Peppermint Candy, la transformation magique d’une handicapée dans Oasis…) L’élégance de la lumière, qui baigne ses images d’une teinte solaire, transcende le quotidien et donne aux scènes les plus anodines une couleur décalée, comme passée à travers le filtre du souvenir. Intimiste, alors ? Peut-être davantage, tant ses histoires tournent à chaque fois autour d’une seule figure centrale, soumise à des bouleversements intérieurs. Peppermint Candy explore à rebours la psyché du héros pour retrouver dans ses plus jeunes années l’explication de son suicide inaugural. Secret Sunshine accompagne Shin-ae dans une série d’épreuves, où elle traverse le deuil, la foi, la colère et la rébellion. Poetry interroge le cas de conscience d’une vieille dame confrontée à son petit-fils, un adolescent coupable de viol sur une camarade de lycée. Pour autant, Lee Chang-dong ne verse pas dans l’analyse psychologique et brosse des portraits contrastés, qui évoluent et gagnent en consistance au fil du scénario.
 
 


Peppermint Candy 

Sa griffe s’impose ainsi sur la durée et ne révèle pas d’emblée tout son mystère. On ne reconnaît pas un film de Lee Chang-dong en un seul plan : son univers s’apprivoise en douceur, s’installe dans la coulée. Pas d’effets de signature, comme chez Hong Song-soo par exemple, qui multiplie les variations autour d’un thème. Pas de procédé voyant, ni de prouesse stylistique, comme chez Park Chan-wook ou Im Sang-soo, spécialistes du cadre tape-à-l’œil et formalistes virtuoses. Cette absence de trait saillant explique sans doute le voile insaisissable qui entoure Lee Chang-dong. Ses films sont bien accueillis, mais ne déclenchent pas non plus un enthousiasme délirant. Régulièrement primé (Lion d’Argent à Venise pour Oasis, Prix d’interprétation féminine pour Secret Sunshine et Prix du scénario pour Poetry à Cannes), il ne repart jamais avec une récompense suprême. Ni classique ni moderne, il évolue dans un entre-deux solitaire, sans chausser les pantoufles d’un « cinéma du milieu » tiède et confortable. Ses œuvres abordent des sujets dérangeants : la naissance d’un tortionnaire dans Peppermint Candy, l’amour physique entre un ex-prisonnier et une infirme dans Oasis, l’aveuglement de la religion dans Secret Sunshine, les tournantes et la banalité du mal dans Poetry. Mais Lee Chang-dong résiste à la provocation, à la tentation de la scène choc. La violence et le sexe, qui irriguent tous ses films, ne sont jamais filmés crûment. Après la projection demeure une impression diffuse, malaisante, sans qu’aucune séquence forte ne se détache. Par ailleurs, son mode de narration se déploie sur trop de niveaux différents pour se limiter à un « pitch » aisément racontable.

Cela n’empêche pas les spectateurs de suivre fidèlement le cinéaste, qui connaît un grand succès public en Corée, plus relatif en France. Nommé ministre de la Culture en 2003 (dans un gouvernement de centre-gauche), il renonce dès l’année suivante à ce poste, qui ne lui convient guère, non sans avoir lutté (en vain) pour le maintien des quotas imposés aux productions hollywoodiennes : dans cette bataille, il souhaitait défendre le cinéma national, alors en pleine explosion. Personnalité influente et reconnue dans son pays, ses pairs l’admirent et les comédiens lui vouent un véritable culte : il a révélé Sol Kyung-gu et Moon So-ri (le couple de Peppermint Candy et Oasis), offert dans Secret Sunshine une performance de premier plan à la star Jeon Do-yeon (revue dans The Housemaid) et lancé avec Green Fish la carrière du génial Song Kang-ho, pilier de la nouvelle génération (Sympathy for Mr Vengeance, Memories of murder, The Host et tant d’autres…). Au coeur du système, Lee Chang-dong conserve une indépendance atypique, qui lui permet de livrer des œuvres sombres, éloignées de tout diktat commercial (avant le succès d’Oasis, il a d’ailleurs eu beaucoup de mal à financer ses premiers films). S’il partage avec les autres cinéastes un même vivier d’acteurs, il les utilise de préférence à contre-emploi, enlaidissant Moon So-ri (qui après Oasis deviendra la pimpante Femme coréenne d’Im Sang-soo) ou proposant à Song Kang-ho un rôle assez effacé dans Secret Sunshine. Né en 1954, quand tous ses camarades ont vu le jour dans les années 60, Lee Chang-dong apparaît bien malgré lui comme le doyen de cette vague coréenne – même si son œuvre reste trop personnelle pour servir de modèle. 
 
 

 
Oasis
 
 
Ses films dessinent pourtant un parcours cohérent, où éclatent pas à pas ses qualités de mise en scène et d’écriture. D’abord auteur de romans et de nouvelles, Lee Chang-dong découvre le cinéma sur le tard : il tourne Green Fish à 42 ans, alors qu’il ne possède qu’une maigre expérience d’assistant-réalisateur. Peppermint Candy l’impose sur le plan international, avec une première sélection à Cannes. Le film contient déjà ses préoccupations majeures : la place de l’individu dans la société, l’ambivalence des êtres humains, l’ironique vanité de l’existence. Néanmoins, la dimension politique reste importante, puisqu’à travers le destin contrarié de Yongho, jeune homme placide qui se transforme en soldat criminel, puis en policier endurci, se lit en filigrane l’Histoire de la Corée du Sud depuis l’assassinat de Park Chung-hee en 1979. Par la suite, Lee Chang-dong abandonnera cette veine épique, gommant toute précision temporelle dans ses récits. De même, Peppermint Candy adopte une structure alambiquée, découpée en sept chapitres qui remontent en spirale dans la vie du héros. Si cet artifice paraît justifié, le cinéaste ne s’engagera plus dans cette voie : ses films ultérieurs privilégient au contraire une forme linéaire.

Placée sous le signe du paradoxe, la trajectoire de Lee Chang-dong semble alors suivre une inflexion étrange : en donner moins, mais plus. A chaque nouveau projet, sa méthode s’affine, et il retranche certaines lourdeurs : moins d’informations sur le passé des personnages, moins de dialogues explicites, moins de ruptures de style. Et pourtant ses films sont de plus en plus longs ! Secret Sunshine et Poetry s’étendent ainsi sur 2h20, une durée idéale qui permet à Lee Chang-dong d’atteindre une certaine densité sans jamais cavaler. Son but n’est plus, comme dans Peppermint Candy, de condenser la biographie d’un homme, mais d’accompagner ses héroïnes sur une courte période et d’étudier le chemin parcouru. Entre le début et la fin, le temps a fait son œuvre et modifié les perceptions, le cinéaste enregistrant ces légers changements. Il joue aussi sur la conscience du spectateur, cultivant à loisir les rimes visuelles et autorisant tous les parallèles. Secret Sunshine s’ouvre sur un plan de ciel, à travers un pare-brise, et se clôt sur une vision très prosaïque – un bout de cour, des mèches de cheveux, un pied de chaise… Ces deux images synthétisent le voyage mental de Shin-ae, du métaphysique au terrestre, avec une belle économie de moyens. L’épilogue de Poetry forme également une boucle, le dernier poème de Mija faisant renaître la voix de l’adolescente disparue, tandis que la caméra rejoint le fleuve où flottait son cadavre. Au passage, ces deux séquences tordent le cou au dénouement hollywoodien, qui n’aime rien tant que s’envoler dans les nuages. Pas d’élévation béate chez Lee Chang-dong, qui cherche au contraire dans la terre, à la surface de l’eau, les traces de notre humanité. Et si dans Peppermint Candy, le jeune Yongho finissait par s’allonger sur un rocher pour contempler l’azur, le cinéaste se bornait à cadrer son visage, sans nous livrer de contrechamp.
 
 

 
Secret Sunshine

Green Fish, Peppermint Candy, Oasis, Secret Sunshine, Poetry… Lee Chang-dong donne toujours à ses films des titres lumineux, sucrés, optimistes. Une constante assez curieuse tant son univers paraît sombre. Mais ils révèlent en fait son humanisme sincère, sa volonté de trouver coûte que coûte des raisons d’espérer, même dans la noirceur ou la souffrance. Derrière leur apparente douceur, ces mots cachent un double fond. Peppermint Candy, c’est le bonbon à la menthe que Yun Sumin offre au héros lors de leur premier rendez-vous. Romantisme suave ? Pas vraiment, puisque la jeune fille explique qu’elle en emballe des milliers à l’usine… Oasis, c’est l’ailleurs utopique où rêvent de s’exiler les deux amants – mais c’est aussi le nom d’une tapisserie kitsch, qui orne le mur d’un salon que personne ne regarde. Secret Sunshine est la traduction de Miryang, la petite ville où Shin-ae vient s’installer pour honorer le souvenir de son mari défunt, et où elle sera confrontée à l’enlèvement, puis au meurtre de son fils. Dans un rai de lumière, la pharmacienne bigote voit la présence de Dieu. Shin-ae, elle, pense que c’est « un rayon de soleil, et rien d’autre ». Enfin, si la vieille dame de Poetry aimerait bien composer des vers, elle apprend vite que l’inspiration ne se commande pas. Cinéaste du contraste, Lee Chang-dong se tient aussi loin de la naïveté de Kim Ki-duk que de la misanthropie de Park Chan-wook. D’où son refus du manichéisme : ses personnages ne sont jamais franchement mauvais. Le policier lourdingue de Poetry, qui aligne les blagues salaces et se vautre dans l’alcool, vaut mieux que son cliché. Idem pour le garagiste de Secret Sunshine, amoureux transi, pot-de-colle mais terriblement attachant.

Ces deux films, plus récents, prouvent le talent de Lee Chang-dong pour élaborer des personnages féminins assez forts, refusant de se laisser dicter leur conduite par les hommes. Le réalisateur n’hésite pas à dénoncer le machisme ambiant. Dans Poetry, Mija est traitée avec condescendance par l’assemblée des pères, qui souhaitent couvrir le crime de leurs enfants en indemnisant la famille de la victime. Ils se moquent de son âge et de son grain de folie, avant d’exploiter sa prétendue « sensibilité féminine » pour attendrir la mère. Dans Secret Sunshine, Shin-ae représente un objet de convoitise pour les mâles du patelin, tout en attisant la jalousie par son indépendance et son caractère libre. De manière générale, le cinéma de Lee Chang-dong critique le conformisme de la société coréenne et prend clairement parti pour les faibles, les marginaux, les oubliés de la réussite économique. Ainsi, dans Oasis, Jong-du endosse à la place de son frère la responsabilité d’un accident de la route : débile léger, il n’a pas de travail, donc pas de revenus, et peut croupir en prison sans déranger ses proches. Dans tous ses films, les scènes collectives reposent sur l’exclusion du mouton noir : dans Peppermint Candy, Yongho perturbe le pique-nique de ses anciens camarades ; dans Oasis, Jong-du est viré sans ménagement de la photo de famille ; dans Secret Sunshine, Shin-ae subit la réprobation silencieuse de l’assistance lors d’une réunion scolaire… Mis au ban de la communauté, ces personnages trouvent refuge dans une solitude assumée, qui s’exprime notamment lors de cathartiques séances de karaoké (péché mignon du cinéaste, présent dans toutes ses œuvres !)
 
 

 
Poetry

 

Rien n’est jamais évident dans le monde de Lee Chang-dong, qui maintient volontiers l’ambiguité des situations. « La vie est belle » glisse le héros de Peppermint Candy à son voisin de pissotière, qu’il a jadis tabassé au cours d’une garde à vue. Ultime provocation ou sincérité désarmante ? La violence de Yongho n’a d’égale que sa haine pour lui-même. Ses mains, dont Yun Sumin vante la « bonté », sont aussi celles qui frappent. Très nuancé, le jeu des comédiens exprime des sentiments contradictoires, quand il ne bascule pas en un clin d’œil. L’instituteur qui raccompagne en car Shin-ae dans Secret Sunshine se montre d’abord poli, avant de sortir brusquement pour empoigner sa fille sur le trottoir et la traîner par les cheveux. Lee Chang-dong se plaît à varier les registres, comme le souligne avec malice une autre scène du film : « T’as plus une gueule de comique que de tragédien » balance au garagiste son ami restaurateur ; l’autre ne se démonte pas et lui répond en souriant « Y a pas que la tragédie… Y a aussi le tragi-comique ! » Et tous deux de couper des piments rouges avec un soin maniaque… Petite cuisine : pour Lee Chang-dong, « le cinéma n’est pas une pêche avec un noyau, mais un oignon à plusieurs couches ». Cette métaphore gastronomique résume bien son travail, qui consiste à multiplier les pistes, à superposer les récits jusqu’à leur donner une texture pleine, riche et généreuse. A éplucher au prochain film…
 


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