Dans une Chine d’avant la crise immobilière mais marquée par le covid 19 (dans le film les rues sont étrangement vides, sauf sur la plage où les jeunes fêtent avec des pétards le nouvel an), un couple de cinquantenaires : Guangdong, vigile (il donne son nom au film : Le Veilleur) et sa femme Baoyan (employée dans un hôtel de luxe, et complétant occasionnellement ses revenus en étant nourrice d’enfants de riches), se retrouvent seuls après le départ de leur fils unique[1] Zhaohang en Estonie, après qu’il ait fréquenté, comme on le voit au début du film, l’académie de musique de Beijing en travaillant du cor d’harmonie[2] (il y a de splendides images de Zhaohang cheminant, seul lui aussi, dans une forêt enneigée, à des milliers de kilomètres par conséquent de ses parents).
C’était le rêve du père de partir à l’étranger, rêve que doit donc réaliser son fils, que le poids de cette responsabilité semble écraser. Car dans ce documentaire étonnant (qui flirte avec la fiction tant devant la caméra invisible le naturel des interprètes est époustouflant, grâce au savoir-faire des réalisatrices), c’est bien d’une histoire vraie qu’il s’agit. Contournant de multiples interdictions de filmer, Lou du Pontavice et Victoire Bonin Grais ont réussi à capter une parcelle de la vraie vie de chinois apparemment ordinaires, originaires de Jinan mais migrant de ville en ville après la destruction de leur maison jusqu’à se fixer près de la mer à Qingdao dans la province du Shandong. Ordinaires, apparemment ! Car en réalité le vigile Guangdong est une personnalité hors norme, non conformiste derrière son apparence faussement lisse et sa retenue à exprimer ses sentiments (on apprend d’ailleurs dans le film que sa famille est connue depuis plus de 500 ans, et a été à un moment proche d’un empereur) : Guangdong aurait voulu vivre autre chose.
Lou du Pontavice et Victoire Bonin Grais ont réussi à « apprivoiser » ce couple exceptionnel, jusqu’à s’introduire dans leur intimité : le dortoir où ils doivent passer leurs nuits après de longues heures de travail dans une solitude absolue (de 8 heures à 22 heures pour Guangdong) ; ou la petite tente qu’ils ont fixée au-dessus de leur voiture (qu’ils appellent par dérision leur « camping-car »), voiture qu’ils stationnent par exemple sur la plage de Qingdao. En toute liberté et spontanéité, ils expriment devant la caméra leurs états d’âme, leurs doutes, leurs disputes aussi, mais cela sans qu’à aucun moment l’impression donnée soit celle d’un quelconque voyeurisme : tant il y a de pudique noblesse dans leur attitude et d’humour, notamment dans les réparties malicieuses de Baoyang, l’épouse (on sait pourtant que la parole est compliquée en Chine et l’expression des sentiments, intimes surtout, très problématique). On sent leur envie de témoigner pour l’avenir, et pour ce fils qu’ils ne voient plus que très épisodiquement par liaison téléphonique : qu’il puisse comprendre ce qu’ils ont voulu faire, et qu’il comprenne que la vie de couple n’est pas un « long fleuve tranquille ».
Ce n’est donc pas un film politique, qui dénoncerait l’emprise de l’État sur la société (il y aurait eu pourtant tant à dire sur l’attitude des autorités communistes pendant la pandémie). Mais un portrait de famille avec quand même en arrière-plan toutes les dérives du système chinois (destruction des vieux quartiers remplacés par d’horribles concentrations de gratte-ciel inhabitables : le matin Guangdong traverse des champs de gravats pour se rendre au travail ; exploitation de la main d’œuvre contrainte de travailler pour des salaires de misère et à coucher dans des dortoirs collectifs). Mais c’est un film d’espoir, sur ce que peuvent des individus modestes mais décidés (exceptionnels – on le répète – comme le vigile Guangdong), afin de donner une chance de meilleure vie à leur enfant, avant de partir eux-mêmes (peut-être) pour l’étranger.
Les deux réalisatrices (ne parlant pas elles-mêmes le mandarin, mais utilisant les services d’une traductrice) ont eu l’intelligence de laisser parler leurs témoins, d’où une grande liberté de ton (notamment dans les relations homme-femme au sein du couple), ce qui n’est pas la moindre des qualités de ce film hors-normes qui constitue une remarquable introduction à ce que peut être la vie quotidienne aujourd’hui dans la Chine de Xi Jinping.
[1] On connaît la politique de l’enfant unique (de préférence un garçon !) mise en place longtemps par les autorités.
[2] Le film est le développement d’un premier documentaire de 22 mn réalisé en 2018.
Préacheté par France Télévisions, le film est aussi projeté dans les lieux suivants :





