Le Soldat dieu

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Eternel révolté, Koji Wakamatsu revisite l´histoire du Japon en tordant le cou à tout patriotisme. Cruel et violent, son nouveau pamphlet frappe par son intensité.

A bientôt 75 ans, Koji Wakamatsu connaît enfin la consécration en France. Cinéaste prolifique, ancien gangster, il commence sa carrière en tournant de nombreux pink-eiga – films érotiques où il impose déjà sa griffe subversive. Coproducteur de L’Empire des sens en 1976, il ne bénéficie pas de la réputation internationale de Nagisa Oshima et ses œuvres restent longtemps confidentielles. Sa reconnaissance critique viendra en 2007 avec la diffusion en salles de Quand l’embryon part braconner, réalisé quarante ans plus tôt. Frappé d’une rarissime interdiction aux moins de 18 ans, le film suscite une vive curiosité. Dans la foulée, le public français découvre le stupéfiant United Red Army, fresque de trois heures retraçant les dérives de l’extrême-gauche radicale japonaise dans les années 70. Désormais aussi célébré que jadis ignoré, Koji Wakamatsu s’impose sur tous les fronts en cette fin d’année 2010 : la Cinémathèque Française lui dédie une vaste rétrospective du 24 novembre au 9 janvier, le distributeur Blaq Out édite un troisième coffret DVD en son honneur, tandis qu’un livre d’entretiens et d’analyses détaille en profondeur sa méthode. Autant d’événements qui accompagnent en fanfare la sortie de son nouveau long-métrage.

Inutile néanmoins de tout savoir du personnage pour apprécier Le Soldat Dieu. Très limpide, ce dernier opus semble d’ailleurs une porte d’entrée à l’univers de Wakamatsu, tant il reprend et condense ses principales obsessions. Situant l’action en 1940, le cinéaste refuse un traitement historique et préfère se concentrer sur un récit intime et singulier. Shigeko, épouse modèle, voit revenir de la guerre son mari, mais ces retrouvailles débouchent sur une révélation sordide : atrocement mutilé, privé de ses bras et jambes, le lieutenant Kurokawa n’est plus qu’un homme-tronc, sourd et muet, réduit à ses fonctions vitales (manger, dormir…). Dans le village, tous le considèrent comme un héros et demandent à la jeune femme de s’en occuper avec soin. Surmontant sa répulsion, elle tentera d’accepter sa nouvelle condition avant de se rebeller contre cette terrible soumission.
 

Dès les premières minutes, Wakamatsu crucifie le spectateur en lui assenant des images puissantes. Dans une maison en flammes, des soldats japonais violent leurs prisonnières chinoises, et la pellicule s’embrase à son tour, contaminée par cette folie guerrière. Après ce préambule éprouvant, le cinéaste retarde au maximum l’apparition à l’écran du fameux « soldat Dieu » et nous confronte d’abord aux regards horrifiés de ses proches : nous ne pouvons qu’imaginer son état pitoyable. Puis des gros plans anatomiques nous décrivent ses multiples blessures : crâne brulé, plaies en série, moignons… Enfin le cadre s’élargit pour nous présenter frontalement le corps supplicié de Kurokawa : le titre du film s’affiche alors comme une épitaphe – ni vivant ni mort, le militaire ressemble lui-même à une croix, lambeau d’humanité perdue sur les champs de bataille.

Passée cette séquence inaugurale, un nouveau calvaire débute pour Shigeko, dont le quotidien se résume à satisfaire les besoins de son mari. Situation dégradante qui la contraint au mieux à une position d’infirmière (lorsqu’elle le nourrit ou l’aide à uriner) et au pire au rang d’esclave (lorsqu’elle assouvit sans rechigner toutes ses pulsions sexuelles). Comme dans la partie centrale de United Red Army, où les séances d’autocritique viraient à la purge sanglante, Wakamatsu étire les scènes jusqu’au malaise. Les mêmes gestes reviennent pour souligner l’aliénation de Shigeko. Par ailleurs, le choix d’un quasi huis-clos renforce le sentiment d’enfermement : entre ces murs se joue une vraie guerre domestique, où victime et bourreau échangent souvent leur rôle. Présenté au départ comme un martyr décoré par la nation, Kurokawa s’avère au final un petit tyran, faisant du moindre de ses désirs un ordre. Rampant comme un ver, il se dépouille peu à peu de toute identité – le titre original, Caterpillar, évoque une « chenille ». Dans ces passages assez scabreux, Wakamatsu rejoint parfois la veine « animale » de Shohei Imamura (Cochons et cuirassés, La Femme insecte). La photographie très sombre contribue à cette noirceur, tout comme le jeu expressionniste des comédiens : Shinobu Terajima a reçu l’Ours d’Argent de la meilleure actrice au dernier festival de Berlin, tandis que Shima Ohnishi, qui campe l’infirme, délivre une prestation hallucinée.
 

Aucune échappatoire à cet horizon glauque : un scénariste plus classique aurait sans doute introduit un autre homme, séduisant Shigeko pour mieux la détourner de ses « devoirs » conjugaux. Mais la jeune femme ne trouve ici nulle oreille compatissante pour apaiser sa colère : le monde extérieur se plie entièrement aux règles d’une société hypocrite, qui exalte le sacrifice et l’amour du drapeau. Farouchement antipatriotique, Wakamatsu se représente dans le film à travers le fou du village, qui mange des fleurs lors des cérémonies militaires et chante sa joie à l’heure où son pays capitule. Le Soldat Dieu souffre par moments d’effets trop insistants (les flash-backs ou les inserts sur les médailles sont inutilement appuyés) et d’une musique assez plate. Mais pour un film tourné en douze jours (!) avec un budget dérisoire, il témoigne d’une vigueur impressionnante et confirme le talent bouillonnant de Koji Wakamatsu.
 

Titre original : Caterpillar

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Durée : 95 mn


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