Les seventies cristallisent tout un esprit novateur ; elles convoquent une génération entière de cinéastes, acteurs, scénaristes et producteurs qui prennent les rennes d’Hollywood et y apportent un bouleversement formidable. C’est une véritable révolution : un de ces moments où la grande et la petite histoires se rencontrent dans une fièvre créatrice unique, dont les artisans marquent l’Art d’une aura spéciale.
Les métaphores abondent qui résument cette période : vent nouveau qui souffle sur la colline californienne, tempête qui déboulonne les anciens tenants du système, tremblement de terre tel l’attendu « big one » censé dévaster toute la région ! Cette dernière image ouvre d’ailleurs le livre de Peter Biskind, Le Nouvel Hollywood, qui a fait grand bruit à sa parution (en 1999 aux Etats-Unis, 2002 en France).
Le présent article se propose d’aborder le cinéma américain des 70’s avec l’envie d’en faire (re)découvrir les nombreux trésors et d’y déceler les interrogations forcément contemporaines. Deux livres en particulier aident cette visée : celui de Biskind, pré-cité, et celui de Jean-Baptiste Thoret, Le cinéma américain des années 70, qui date de 2006. Au départ, donc, deux regards : vivant chacun sur une rive de l’océan Atlantique, les auteurs nourrissent une sensibilité, une culture et un langage cinéphilique très différents, et leurs livres répondent à des philosophies quasi opposées.
Biskind a été rédacteur en chef du Première américain, et il collabore aujourd’hui régulièrement dans les journaux Vanity Fair, The New York Times et Rolling Stone. Son traitement du cinéma des années 70 transpire ainsi le récit branché et rock’n’roll tel que l’annonce son titre original : Easy Riders, Raging Bulls : How the Sex-Drugs-And-Rock’N’Roll Generation Saved Hollywood. Autre particularité, son livre s’appuie essentiellement sur les interviews qu’il a réalisées avec presque tous les protagonistes de l’époque. Son récit prend la forme d’une enquête qui dévoile les souvenirs, les secrets, amitiés et trahisons qui agitèrent le nouveau microcosme hollywoodien. Le résultat est un livre fleuve de près de 700 pages en format poche, qui a aussi connu une variation filmée, co-réalisée par Biskind et Kenneth Bowser en 2003 (sous le même titre).
Thoret, lui, est un jeune critique et universitaire français. Grand connaisseur du NH, il est le premier à traiter de ce sujet en France. Il propose un livre au propos moins tonitruant, édité par les très sérieuses éditions des Cahiers du Cinéma. Documenté à d’autres sources (Bataille, Baudrillard, Deleuze !), il cherche avant tout à resituer le moment 70 dans sa beauté et sa richesse, et à en démontrer la force encore actuelle. Beaucoup plus analytique (tout en laissant la place aux intuitions personnelles), riche d’illustrations en couleurs, moins embrouillé que celui de Biskind, son livre ravit autant l’étudiant de cinéma que le cinéphile curieux d’ajouter un sous-texte à des films qu’il a vus, et porte à juste titre au panthéon du Cinéma.
La lecture croisée de ces ouvrages jette sur le NH un éclairage tout sauf monolithique. Aussi divergents soient-ils – l’un bavard et sensationnel, l’autre érudit et rigoureux – les livres sont parfaitement complémentaires. Le fait que la même époque puisse inspirer des ouvrages si différents souligne par ailleurs une de ses caractéristiques fondamentales : elle est un kaléidoscope, issu de l’explosion et de la recomposition de tout un système de références, de formes et de contenus, de fonctionnement professionnel et de rapports personnels. Comme si le miroir dans lequel l’Amérique se regardait s’était brisé, et avait laissé la place à une multitude d’éclats aux reflets crus et réalistes…
La fureur de vivre
L’évidence s’impose d’emblée : la décennie 70 est une formidable matière à récit. Tout y exhale le parfum de la fureur de vivre et de créer, la soif de changement et de libération, alors que tout semble (encore) possible. Le contexte qui enfante le Nouvel Hollywood est extraordinaire à tous points de vue – à la fin des années 60, les Etats-Unis baignent dans une ambiance enfiévrée que Thoret retranscrit dans son premier chapitre. Il souligne sobrement et judicieusement tout ce qui occupe les esprits d’alors : la révolution entamée par le rock ; la violence omniprésente, avec la guerre du Vietnam dont l’horreur pénètre jusqu’aux foyers, via les actualités télévisées ; la lutte des Noirs pour leurs droits civiques ; les émeutes qui se multiplient ; la longue suite d’assassinats politiques (Martin Luther King, Malcom X, Robert Kennedy). La guerre, au sens large, hante ainsi littéralement la jeunesse. Celle-ci cherche à mettre en pratique une vie communautaire contestataire (manifestations, défilés des Black Panthers), et festive (concerts de rock géants tel Woodstock en 1969).
Or pendant ce temps, les studios hollywoodiens restent sur leur schéma classique. Ils sont dirigés par des producteurs vieillissants (septuagénaires !) qui ne saisissent rien de ce qui se joue en dehors de leurs Majors. La crise est sérieuse pour ces studios qui persistent à produire de grands spectacles onéreux, totalement déconnectés des préoccupations de la génération du baby boom et du Flower Power. Ils accumulent échecs cuisants et pertes record. Le système, hérité de l’après-guerre, est littéralement à l’agonie, si bien que nombre de studios sont rachetés par de grands groupes financiers.
La citadelle hollywoodienne, moribonde, offre ainsi une brèche dans laquelle va pouvoir s’engouffrer une nouvelle génération. Le tremblement de terre cher à Biskind – l’assaut chez Thoret – peut enfin avoir lieu : Hollywood l’Ancien est balayé par Hollywood le Nouveau. Celui-ci est animé de la volonté furieuse de contester systématiquement les codes que l’ordre précédent avait érigés en règles, il veut raconter le monde tel qu’il est, et exposer les raisons de se révolter contre lui.
Nouvel Hollywood
L’aventure de ce NH est véritablement épique – Biskind et Thoret la détaille, le premier en s’attachant aux personnes, dont il brosse de longs portraits et relate les souvenirs de tournages mouvementés ; le second s’intéressant aux films et aux thématiques qu’ils développent. Ils se rejoignent néanmoins pour faire commencer le NH avec Bonnie & Clyde d’Arthur Penn (1967), et le clore par La Porte du Paradis de Michael Cimino (1980).
Tous deux utilisent la même image : les portes du sacro-saint Hollywood, le « paradis sur terre » s’ouvrent et font naître le NH. En 1969, le succès inattendu d’un film réalisé par un hippie déjanté et inconnu fait l’effet d’une bombe – Easy Rider de Dennis Hopper fait prendre conscience aux studios de l’envie de nouveauté chez le jeune public, et les pages de Biskind sur la réalisation du film sont parmi les plus distrayantes (et édifiantes) de l’avènement du NH. Débutent alors une dizaine d’années euphoriques au cours desquelles Hollywood change littéralement de visage, et où les nouveaux venus, bénéficiant d’une liberté quasi totale, s’affranchissent des règles d’un cinéma classique que, par ailleurs, ils admirent.
Si auparavant les producteurs étaient les rois d’Hollywood, en ces années 70, ils sont détrônés par les réalisateurs. Ces derniers s’affirment comme auteurs et artistes et, de fait, battent en brèche le rôle traditionnel des producteurs. De nouveaux rapports s’instaurent entre eux et leurs producteurs – c’est d’ailleurs un nouveau cadre de la Paramount, Robert Evans, qui change la donne : il a l’intuition de privilégier, dans le processus de fabrication d’un film, le réalisateur. Idée révolutionnaire qui change la manière de faire un film à Hollywood.
Les cinéastes ne forment pas une génération en âge, mais plutôt en esprit : nés dans les années trente pour les uns, issus du baby boom pour les autres, ils ont en commun d’avoir grandi avec la télévision, et surtout de posséder une culture cinéphilique importante, souvent acquise à l’université. Ce sont Francis Ford Coppola, Brian de Palma, George Lucas, Martin Scorsese, Paul Schrader et John Carpenter. Pour eux, l’influence du cinéma européen des années 60 est déterminante, comme celle des maîtres du cinéma américain classique.
A côté de ces « movie brats », un autre groupe de cinéastes éclot, venu du théâtre (Arthur Penn, Monte Hellman), du documentaire (William Friedkin), de la télévision (Robert Altman), de la photographie (Jerry Schatzberg) ou d’ailleurs : John Cassavetes, Hal Hashby, Bob Rafelson, Terrence Malick, Mike Nichols, Peter Bogdanovich, Dennis Hopper et Michael Cimino. D’autres viennent d’Europe et profitent du nouvel esprit hollywoodien, tels Roman Polanski, Bernardo Bertolucci et Louis Malle.
La relève vient aussi des acteurs, bourrés de talent, venus pour la plupart de New York et formés à l’Actor’s Studio. Les spectateurs se retrouvent enfin dans les visages des Jack Nicholson, Al Pacino, Bruce Dern, Warren Beatty ou Dustin Hoffman, Faye Dunaway, Julie Christie, Ellen Burstyn et Sissy Spacek.
Ces hommes – les femmes s’illustrent plus en tant qu’actrices – tournent autant des films à succès que des œuvres non commerciales. C’est que leurs œuvres, pleines d’une imagination fertile et d’une énergie rare, prennent des risques. Elles ont toutes des points communs : elles se démarquent de la narration classique fondée sur l’évocation chronologique des événements ; elles postulent un doute quant aux motivations des personnages et, de là, se refusent à les juger ; elles jettent un regard critique, voire pessimiste, sur la société américaine ; elles abordent de front la représentation du sexe et de la violence.
Le public, exigeant, curieux et avide de nouvelles expériences cinéphiliques, accueille avec enthousiasme ces films aussi variés que Shampoo, Chinatown, M*A*S*H*, French Connection, Apocalypse Now, Macadam Cowboy, ou encore Taxi Driver. Période magique, qui réinvente tout simplement le cinéma américain.
Désillusion
Pourtant, très vite, l’expérience du NH tourne court, et son échec est patent. Arrivés au sommet de Hollywood, ses représentants entament une dégringolade parfois très violente. Leur désillusion est à la hauteur de leurs espérances, la promesse de bruit et de fureur portée par les sixties se transformant pour eux en une élégie de l’échec et de l’épuisement. La question se pose donc de savoir pourquoi et comment cet échec a pu avoir lieu, alors que le succès était au rendez-vous et l’ambition de créer, intacte.
Paradoxalement, le NH s’est détruit de l’intérieur – pire, il semble que la chute était en germe dès le début. Biskind et Thoret citent ainsi la réplique de Peter Fonda à la fin d’Easy Rider qui prend pour eux des airs d’oiseau de mauvaise augure : « We blew it ! On a tout foutu en l’air ! ». Le NH apparaît alors comme une parenthèse, une illumination sans lendemain, à la durée plutôt courte. Le moment véritablement « euphorique » ne dure que de 1967 à 1971 pour Thoret, 1975 pour Biskind. Très vite le «désenchantement » pour Thoret, ou pire, la « destruction » pour Biskind, prennent place.
C’est qu’entre 67 et 79 quelque chose s’est brisé. Le milieu des années 70 voit en effet l’Amérique plonger dans le doute et le repli. Elle est frappée du syndrome du Watergate – les mouvements contestataires et la contre-culture s’essoufflent, la guerre du Viêt-nam prend fin, la récession économique s’installe, et surtout le scandale des écoutes du Watergate et la démission de Nixon en 1974 cassent la foi en l’avenir. La génération des sixties, celle des idéaux et des combats engagés, laisse la place à la nouvelle génération, obsédée par la célébrité et l’argent, les valeurs qui seront celles des années Reagan.
Les films, eux, répercutent quasi en direct cette rupture des mentalités ; Thoret souligne combien c’est le regard que les cinéastes et les oeuvres portent sur le monde qui a fondamentalement changé, traduisant un sentiment de désillusion général. Les films paranoïaques se multiplient, où chacun se replie au sein de bulles privées qui ne communiquent plus entre elles : l’asile de fous de Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975), l’autisme des personnages de Nashville (1975), la schizophrénie de Sissy Spacek dans Carrie (1976), la paranoïa de Gene Hackman dans Conversation secrète (1976), ou le taxi de De Niro dans Taxi Driver (1976).
Dès lors, deux voies s’ouvrent au NH : le mainstream ou l’exclusion et la marginalisation. George Lucas est, avec Steven Spielberg, celui qui anticipe le retour du conformisme. Après un film audacieux (THX 1138 en 1971), il se décide à faire des films qui font « du bien aux gens » : c’est American Graffiti, film rétro sur les années 50 et leurs valeurs refuges. Le cinéma réactive alors le cadavre des structures narratives d’avant-guerre et son cortège de visions binaires. Les grandes mythologies reprennent le dessus (l’héroïsme, l’individualisme, l’American way of life), et l’Amérique est de nouveau triomphale et conquérante, telle qu’avant la fêlure. Le grand recyclage signe la résurrection d’un monde parfait pourtant bien anachronique. Et tandis que la confiance revient, le public boude les films que réalisent Scorsese (New York New York, 1977), Friedkin (Le convoi de la peur, 1977) et le chef d’oeuvre de Cimino, La porte du paradis (1980), sur lequel se referme pour de bon le miracle du NH.
This is Hollywood !
Biskind explique de son côté l’échec du NH par la personnalité autodestructrice de ses animateurs qui, rattrapés par la mégalomanie et la drogue, entraînent avec eux l’âme du cinéma américain. Le cas de Coppola est de ce point de vue édifiant, dont Biskind narre l’aventure de l’indépendance avec sa maison de production American Zoetrope, puis avec Hollywood General Studios, qui se solde par un échec cuisant en 1982. Lucas et Spielberg sont les plus écornés, car considérés comme les premiers responsables de la fin désastreuse de ce nouvel Hollywood et l’émergence de films commerciaux, formatés et conservateurs.
De fait, personne n’est épargné par le déballage de Biskind, qui ne se prive d’aucun détail sordide. Plus gênant, il entretient une confusion de fond quant aux motivations des cinéastes, qui empêche de saisir la vraie complexité du NH. Sa position ambiguë de juge et partie (il est un ami intime de nombre des personnes qu’il interviewe), le fait minimiser la portée du rêve des réalisateurs : créer sans être à la merci des studios et de leurs diktats esthétiques et commerciaux, être vraiment indépendants. Or, il s’avère que presque tous se sont retrouvés à œuvrer à l’intérieur du système hollywoodien, soutenus par des studios qui justement avaient pris le train du changement en marche.
Remis ainsi dans la perspective de leur fabrication, les films du NH frappent d’autant plus par leur culot. Et à y regarder d’encore plus près, il apparaît qu’un autre bouleversement s’est joué à l’époque : Hollywood a fait, grâce au NH, sa mue. La spécificité du NH est ainsi d’avoir hâté la rénovation d’un système qui était à bout de souffle !
La reprise en main des producteurs, l’évolution des systèmes de production – tout ce mouvement est en fait apparu dès le début de la décennie. Dès 1972, les signes sont là : Le Parrain est le premier film à être exploité sur l’ensemble du territoire ; avant, les films sortaient en plusieurs étapes, ce qui leur assurait un minimum de temps d’exploitation, ainsi que la possibilité de trouver leur public sur la durée. Trois ans plus tard, Les dents de la mer fait l’objet d’une campagne de publicité télévisuelle massive, reléguant la parole des critiques à l’arrière-plan. L’événement, inédit, marque ainsi le début de la recherche des blockbusters qui régit l’essentiel du cinéma des années 80. L’ère est aux machines commerciales, dont le modèle inégalé du genre est La guerre des étoiles.
Il reste que l’héritage du nouvel Hollywood est immense : témoignage de la révolte d’une société, preuve que la jeunesse peut porter une vision du monde propre, moment historique venu bouleverser les codes esthétiques, il est l’empreinte d’un temps par essence éphémère à la postérité grandiose et à l’histoire souvent pathétique. De nombreuses leçons peuvent y être découvertes par les spectateurs d’aujourd’hui, qui ont à voir avec les motivations de l’acte créatif, et les interrogations morales qu’il soulève.
L’actualité du cinéma des années 70 est donc entière. Ce n’est pas pour rien que cette époque, restée ignorée par la presse et la littérature cinéma pendant près de trente ans, connaît aujourd’hui une attention particulière – alors que le bilan des années Bush commence à être tiré et que le conformisme règne majoritairement dans l’industrie hollywoodienne, le NH renvoie aux contemporains l’image d’une fin de cycle, et stipule la nécessité d’une rénovation.
Montrant que, même dans la citadelle Hollywood, la révolution est possible, il est la promesse renouvelée d’un autre cinéma. Alors, de son nom anglais – Hollywood Renaissance – il n’y a décidément qu’un terme à retenir.
* A lire :
– Peter Biskind, Le nouvel Hollywood, coll. « Points », Paris, 2006.
– Jean-Baptiste Thoret, Le cinéma américain des années 70, éditions Cahiers du cinéma, coll. « Essais », Paris, 2006.
– Revue Positif, « spécial Hollywood années 70», n°546, juillet-août 2006.
* A Voir :
– Un autre documentaire sur la période : Une décennie sous influence de Richard LaGravenese et Ted Demme (2003).
– Et enfin une exposition sur ce sujet va se tenir à la Cinémathèque française de Paris : Dennis Hopper et le Nouvel Hollywood, du 15 octobre 2008 au 19 janvier 2009, avec des conférences et une rétrospective de films, qui durera elle jusqu’au 1er décembre.