Le Monde sur le fil : mises au point de Fassbinder

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Ressortant en salle pour une semaine au Reflet Médicis, édité en DVD et Blu Ray chez Carlotta, ce super-téléfilm du maître allemand demeure, 37 ans après, d’une actualité peu contestable.

Que Rainer Werner Fassbinder, cinéaste allemand au prestige encore inégalé, ait une actualité en Octobre 2010 pourrait, si l’on suit le fil du film qui nous intéresse, apparaître comme de la science-fiction, tant tout semble avoir été dit, vu et revu de son œuvre, dans le cadre de ciné-clubs ou de rétrospectives, à la télévision comme à la Cinémathèque. Le monde sur le fil, téléfilm en deux parties réalisé dans les rues de Paris en 1973 pour la WDR est pourtant bien l’un des motifs de réjouissance de cette semaine – avec bien sûr la sortie de Kaboom, film le plus généreux et explosif de cette année jusqu’à nouvel ordre –, Carlotta ayant eu la belle idée de lui offrir une semaine exclusive de vie en salle (au Reflet Médicis) parallèlement à une édition DVD et Blu Ray.

Occasion de mesurer l’égale ciné et télégénie d’un cinéma faisant de l’image, du tout visible un motif de fête et de glamour, de célébration triste d’une éternelle fin de règne allemande. Occasion en même temps et prioritairement de mesurer à quel point cette unique incursion ouverte dans la science-fiction répond assez idéalement à la préoccupation majeure du cinéma comme de la pensée de ce début de 21ème siècle : l’avènement, la généralisation des mondes virtuels, la substitution des avatars aux individus qui les animent.

Qui suis-je ?

Stiller, le héros du film, est au départ un agent parmi d’autres de l’institut de recherche en cybernétique et futurologie instigateur du projet « Simulacron 3 », programme de réalité virtuelle centré sur la simulation d’évènements socio-politiques plus vrais que nature. Suite à un préambule exposant les circonstances de la mort subite du professeur Vollmer, Günther Lause, chef de la sécurité de l’institut, l’informe de la potentielle « irréalité » du monde dans lequel ils vivent, avant de se volatiliser purement et simplement. C’est le point de départ de l’aventure intérieure (innombrables interrogations du réel, du quotidien, mise en doute de toute connaissance) puis extérieure (fuite solitaire, tentative désespérée d’évasion de ce monde) de Stiller. La force du Monde sur le fil, ce qui le distingue sans le séparer du reste de l’œuvre de Fassbinder réside ainsi dans l’assimilation des codes visuels du médium qui l’accueille (la télévision), par le biais d’une surexploitation des zooms, travellings et autres effets de recadrage destinés à installer ce monde comme une pure représentation, un spectacle, une mise en scène toujours consciente d’elle-même, puis de la progressive libération d’au moins un corps, un individu de ce dispositif, par le biais cette fois d’une fuite en avant.

 

Si l’action est aussi tardive, s’il faut bien deux heures de palabres entre chambre, bureau et autres salles de réception avant que le film ne commence à s’aérer, que son personnage ne décide enfin de se lancer dans la quête d’un possible horizon, c’est sans doute que pour Fassbinder, et d’autant plus dans le cadre d’une production destinée au petit écran, importe avant tout la pleine installation, la viabilité de ce monde. Rien en effet ne donne raison à Stiller, lorsqu’il commence à douter de la réelle identité de son patron, sa nouvelle secrétaire, des flics, psychologues et journalistes supposément enclins à l’accompagner dans sa quête de sens, et en aucun cas le cinéaste ne l’exposera immédiatement comme détenteur d’une vérité, dépositaire d’une clairvoyance sans écho. La marque de l’intelligence de construction narrative et esthétique du Monde sur le fil se distinguerait même précisément dans cette lenteur, cet engourdissement général présentant le caractère excessivement scénographique des lieux, les silhouettes outrageusement costumées qui le traversent comme les seules unités de mesure du monde. Pour envisager de mettre en lumière un quelconque simulacre, d’accéder à une extériorité, un « au-delà » de ce supposé réel, il faudra avant tout à Stiller faire avec, se fondre plus que jamais dans les zooms comme les grandes profondeurs de champ des images auxquelles il appartient encore.

Où vais-je ?

Une fois admise la « réalité » de ce monde potentiellement irréel, en même temps que l’idée qu’il ne serait lui-même qu’un programme informatique voué à être effacé à tout moment, la lutte de Stiller, sinon pour le rétablissement de la vérité, au moins pour sa survie prendra tout son sens. Les scènes d’action de la dernière heure sont alors formidables de précision dans l’emploi des espaces, des édifices dont ce dernier est à la fois le prisonnier et l’usager. Aidé par sa secrétaire et amante d’une nuit, Stiller parvient à s’échapper par le balcon de son appartement, alors que deux hommes s’introduisent chez lui pour lui mettre une camisole de force. Plus tard, il enjambera en un même élan quelques obstacles et barrières avant de croiser la voiture d’un journaliste se présentant à lui comme sa « seule chance ». Plus loin encore, dans un centre commercial, après avoir échappé de peu à une foule l’ayant identifié comme l’ennemi public numéro 1, il essaiera de s’accorder quelque instant de pause et peut-être de réflexion, avant d’être importuné par un enfant, parvenant, on ne sait trop comment, à ne pas attirer l’attention de deux flics bavardant au coin du plan.

La confrontation de l’énergie de l’ultra charismatique Klaus Löwitsch à l’immobilisme de ce décor qui l’abritait une heure plus tôt est d’autant plus saisissante que celle-ci apparaît comme la suite logique de l’homogénéité de départ. Autrement dit, si Stiller n’avait pas, malgré son enquête, habité ce même décor durant les deux premières heures, son acte de résistance n’aurait probablement pas eu le même potentiel dialectique, son souffle haletant n’aurait pu pareillement se détacher du fond des images. A partir de cette imprégnation du faux par ce mouvement solitaire, cette lutte sans allié, s’amorce donc une résolution que l’on devine tragique, désespérée mais implacable, d’une lucidité sans faille, comme toujours chez Fassbinder. Fable politique, Le Monde sur le fil serait, près de trente ans après la fin de la guerre, pas moins que Berlin Alexanderplatz, le film d’une possible déflation du spectacle, des symboles de puissance nationaux par le regard sur quelques corps en quête d’histoire mineure, de singularité. Que le salut, la conviction de vivre réellement ne vienne pour Stiller que de la certitude d’être en présence de la seule personne qui lui importe, Eva Vollmer, fille du créateur de « Simulacron 3 », n’est pas anodin. Par le biais de ces retrouvailles avec l’être aimé, c’est l’idée même de la rencontre, de l’altérité qui se dessine. Ou comment, encore une fois, l’amour d’un être pour un autre se présente comme le point de départ de tout projet, toute disposition à croire encore (en un pays, un monde, une existence).

Bonus

Un beau livret de 36 pages aidant à mieux situer ce projet unique dans l’œuvre très cohérente de Fassbinder.
Avec le 1er DVD, une galerie de photos du film et du tournage.
Avec le 2nd DVD, Un regard d’avance sur le présent, documentaire de Juliane Lorenz, productrice de la restauration du film, revenant avec le co-scénariste et le directeur de la photo (Michael Balhaus, ayant depuis fait carrière à Hollywood en collaborant notamment avec Scorsese) sur ses conditions de préparation et de tournage.

                                                                                                 


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