Le Havre

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Aki Kaurismaki transforme le drame social en conte bigarré dans un Havre plus cinégénique que jamais.

On avait laissé Aki Kaurismaki en 2006 avec Les lumières du faubourg, déjà projeté à Cannes en compétition officielle, et qui clôturait sa belle "trilogie des perdants". Cinq ans plus tard, et toujours dans la course cannoise, Le Havre fait croire un premier temps à un Kaurismaki politisé, qui serait monté au front contre les injustices sociales. Si le cinéaste finlandais fait bien du sort des immigrés clandestins son point de départ, son film se garde de faire la morale, ou de donner une quelconque réponse. Pour conter son histoire étroitement liée aux faits d’actualité, Kaurismaki préfère l’irréalisme au naturalisme. Evoquer la situation de ceux qui attendent de traverser la Manche, oui – on voit même, dans Le Havre, des images d’archives de l’évacuation du camp de Sagatte, cette fameuse "jungle de Calais". Donner dans le pamphlet politique courroucé, pas question. Pour ça, il y a Ken Loach.

Non que Kaurismaki ne dresse pas, en pointillés, le portrait d’une France aliénée par des questions d’identité nationale et de statut des réfugiés. Mais il préfère le faire à sa sauce, dans une veine burlesque et nostalgique qui ne garderait de l’Hexagone, un temps son pays d’adoption, que les valeurs de liberté, égalité, fraternité. Le Havre, c’est l’histoire d’une petite ville portuaire, un peu passéiste, dans laquelle s’est volontairement exilé Marcel Marx (comme Karl), ex-écrivain bohème reconverti cireur de chaussures. Quand un enfant immigré originaire d’Afrique subsaharienne croise sa route, il va devoir faire front contre un mécanisme d’Etat rodé et implacable pour éviter que le garçon ne tombe aux mains de la police, grâce à l’aide solidaire d’une poignée de voisins et co-citoyens déterminés à faire en sorte que la cité continue de bien porter son nom.

 

Il y a d’ailleurs, dans Le Havre, le sentiment qu’Aki Kaurismaki a trouvé le lieu auquel il pensait parfaitement, alors que son conte aurait pu se dérouler n’importe où. Comme dans La Fée, un peu plus tôt dans l’année, la ville est filmée pour ce qu’elle a de plus attrayant en terme d’images : une longue allée centrale et rectiligne (dans laquelle on peut courir à perdre haleine avant de lâcher ses poursuivants dans une rue attenante), des bâtiments si gris qu’ils composent un génial monochrome, une route qui monte vers les falaises, un port propice à tous les départs, et à tous les retours. Le Havre est terne, tant pis : Kaurismaki imagine un quartier coloré à l’excès, murs ocres et verts bouteille d’un éclat prodigieux. Comme à son habitude, le réalisateur manie les clair-obscurs avec génie, faisant passer certains de ses plans pour des tableaux de Hopper.

Ces couleurs chaudes opposées à la grisaille du quotidien ne sont qu’un des atouts de la stylisation du réel chère à Kaurismaki. Pour raconter sa fable bien d’actualité, il peint une France fantasmée et délicieusement anachronique, où l’on fait encore ses courses à l’épicerie, où la boulangère fait crédit, où l’on s’assoie à des bars en zinc pour la bière ou le rouge du début de soirée. On téléphone encore d’une cabine, on met des pièces dans un juke-box, on prend le temps de discuter avec la patronne du troquet, on joue au flipper. Mais ces éléments vintage ne sauraient être le terreau d’un "c’était mieux avant" ; simplement la représentation poétique d’une utopie, cette fois bel et bien politique, celle où tous les Français se tendraient la main. Kaurismaki évite parfois seulement de justesse la mièvrerie, mais son Havre est trop pudique pour être niais. Et dans un temps où des candidats à la présidentielle doivent défendre leur prononciation via des vidéos de campagne, son film désamorce d’emblée toutes les haines : dans le Havre, la quasi totalité du casting principal vient d’ailleurs, et tout le monde parle avec un accent.

 

Titre original : Le Havre

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Durée : 93 mn


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