Le Hasard tisse la chronique de cette mort annoncée et démarre par un cri – tout comme Le Locataire de Roman Polanski (1976), qui tirait également profit du motif de la boucle et de l’éternel recommencement. Dès le début, Witek semble voué à une issue tragique. Passé le générique, un plan saisissant nous montre un couloir d’hôpital, baigné d’une lumière glauque : des cadavres sont traînés à même le sol, laissant dans leur sillage d’épaisses coulées de sang, tandis que sous nos yeux une paire de jambes s’agite. Nous comprendrons plus tard le sens de cette « première image » : Witek est né le 28 juin 1956 à Poznań, le jour où un soulèvement populaire est réprimé par l’armée du régime. Sa mère n’a pas survécu à l’accouchement, son frère jumeau non plus. De cette venue au monde dans la violence et l’effroi, il garde une vague réminiscence, comme « un tableau sous les paupières ». Witek est donc lié par un cordon ombilical à l’histoire de la Pologne, et jusqu’au bout il éprouvera dans sa chair les tourments de son pays.
Viennent ensuite plusieurs courtes séquences, montées sans rapport évident, comme prélevées dans le flux du passé. Traversant les époques, vingt ans défilent en accéléré : une soustraction effectuée sur un cahier d’écolier, le départ d’un ami d’enfance, l’éclosion des sentiments et les premiers baisers… Le cadre flottant épouse le regard de Witek, trace les contours d’une mémoire fragmentaire et vaporeuse. Cette série d’instantanés s’achève par la mort du père, qui sonne définitivement le glas de la jeunesse. Au téléphone, Witek l’entend prononcer ces étranges derniers mots : « Tu ne dois pas »… Une phrase volontairement inachevée, ouverte à de multiples interprétations, qui bourdonne à ses oreilles comme un commandement ambigu – et préfigure aussi les titres du futur Décalogue (1988).
Cette formule sibylline donne son mouvement au film. Devant Witek s’étend le champ des possibles : quelle carrière embrasser ? Où porter son désir ? Pour mieux réfléchir, il demande un congé à sa faculté. Le Hasard prend alors la forme d’une fugue, poétique et musicale : du même thème découlent plusieurs variations, liées par un système d’échos et de contrepoints. D’une partie à l’autre circulent des motifs similaires, repris différemment : une figure paternelle, une liaison amoureuse, un dilemme moral. Désormais orphelin, Witek se cherche inconsciemment un modèle de substitution et suit à chaque fois des mentors : Werner et Adam, communistes de longue date, guident ses premiers pas en politique ; l’abbé Stéphane le pousse sur le chemin de la foi ; le doyen de l’académie le conseille dans ses choix professionnels. Jeune homme sous influence, enclin au doute, Witek n’agit jamais par arrivisme, mais par besoin de reconnaissance. Kieślowski insiste sur ces moments d’échange et de confrontation d’idées, décisifs dans la construction d’un individu : Witek se retrouve souvent autour d’une table, en position d’écoute, recueillant confidences et témoignages auprès de ses aînés, attendant qu’ils lui dictent une ligne de conduite. Peu sûr de lui, il se fie au savoir des anciens pour mieux comprendre quelle place adopter dans le monde. Il lui faudra pourtant liquider cet héritage pour acquérir son indépendance : trahi et manipulé, Witek finira par gifler Adam et quitter le domicile de Werner, un globe terrestre pour tout bagage, prêt à voler de ses propres ailes – avec la chance que l’on connaît…
Sur un versant plus intime, trois femmes jalonnent aussi le récit : avec Czuszka, Werka et Olga, le héros vit des relations bien distinctes, où se mêlent désir charnel, complicité intellectuelle et quête d’un équilibre. À leurs côtés, Witek espère trouver douceur et apaisement, des bras réconfortants et une oreille attentive : les discussions sur l’oreiller lui permettent d’exorciser ses peurs et ses angoisses. Mais ces aventures sentimentales restent marquées par une certaine malédiction : nouées trop tôt, trop tard, elles demeurent fragiles et instables, reposent sur de nombreux malentendus. « Quel dommage qu’on n’ait pas couché ensemble à 17 ans ! » lâche Czuszka, dépitée lorsqu’elle découvre l’inscription de Witek au Parti. Le temps a fait son œuvre, éloigné les amants, qui ne réussiront pas à surmonter leurs divergences. Witek manquera également Werka d’un souffle : avant son départ, il se rend chez elle pour lui parler, ignorant qu’elle effectue au même instant le trajet inverse. Il courra enfin à sa perte en balayant les mauvais pressentiments d’Olga, qui le prie d’annuler son voyage en France.
Si l’histoire se répète, comment l’empêcher de bégayer ? Witek a beau se démener, il semble le jouet de forces invisibles qui le dépassent et le contrôlent. Soumis à un déterminisme implacable, il se croit libre, mais qui tire les ficelles ? Dieu ? L’État ? Dans une église, un hologramme de Jésus le surveille par intermittence, tantôt fermant les yeux, tantôt le fixant du regard. Intervenant comme médiateur lors d’une révolte dans un institut de toxicomanes, Witek se targuera d’avoir mené l’opération seul : faux, lui rétorque Adam, « tu avais le téléphone, la milice, le pouvoir »… Kieślowski décrit une Pologne soigneusement cadenassée, étouffant toute voix réfractaire. Les opposants sont arrêtés, les samiszdats interdits, les passeports délivrés au compte-gouttes, la délation encouragée. Le film installe un climat anxiogène, où dominent intérieurs sombres et couleurs ternes. Il s’inscrit par ailleurs dans un contexte particulièrement tendu, puisque le général Jaruzelski décrètera la loi martiale en décembre 1981, face à la montée du syndicat Solidarność. La censure n’hésitera pas à ranger Le Hasard dans un placard, dont il ne sortira qu’en 1987, grâce à sa projection à Cannes.
Avec ses préoccupations esthétiques et philosophiques, sa construction littéraire, Le Hasard s’impose comme une œuvre référence pour Kieślowski, qui s’engagera de plus en plus dans cette veine, explorant les plaisirs de la narration multiple dans Le Décalogue, La Double Vie de Véronique (1991) et Trois couleurs : Bleu / Blanc / Rouge (1993-1994). Dans Le Hasard, il expérimente déjà certaines trouvailles : ainsi les personnages principaux d’un chapitre réapparaissent comme figurants dans un autre. Les objets tiennent un rôle hautement symbolique, illustrant à leur manière le sujet central : un ressort descend un escalier mais se bloque entre deux marches, une bouteille enterrée dans un parc contient un message écrit vingt ans plus tôt, les balles lancées en l’air par d’habiles jongleurs décrivent un arc de cercle d’une pureté absolue. Riche, inépuisable, le dispositif du Hasard a été souvent copié, mais rarement égalé. Car l’argument original ne constitue pas un simple artifice chez Kieślowski : mis au service d’une réflexion plus large sur l’Histoire et ses circonvolutions, il conserve encore aujourd’hui son universalité.