On ne sait que trop bien ce qui se passait en Europe en 1936, année du tournage de Le Fils unique, et notamment en France. C’était le Front populaire, puis les années noires qui précéderont les horreurs des totalitarismes et de la guerre. De son côté, le Japon s’y prépare sans doute, puisque l’Empire fera alliance avec les nazis jusqu’au bout. D’où l’atmosphère quasi irrespirable de ce premier film parlant d’Ozu qui, par la suite, nous offrira des films tout aussi mélancoliques, mais moins oppressants. Ici, on sent que le cataclysme est proche, que l’industrialisation galopante côtoie la misère d’un Japon en équilibre instable (d’où le sempiternel bruit des navettes qui font les écheveaux de soie dans la maison d’un couple comme pour rappeler ce cœur de l’industrialisation qui fera, beaucoup plus tard, du Japon une grande puissance internationale).
Otsune est une veuve qui s’est sacrifiée pour que son unique fils puisse faire des études. Lorsqu’elle décide d’aller lui rendre visite, à l’improviste, bien plus tard car le film court sur près de 15 ans, elle va découvrir et les grandes difficultés sociales d’un pays pourtant dynamique et l’incompréhension entre une mère et son fils. Otsune, en faisant ce déplacement, apprendra tout à fait par hasard que son fils s’est marié et que le couple vient d’avoir un enfant. Petit à petit, par des plans d’une grande beauté dépouillée, qui feront le charme de son cinéma jusqu’à la fin, Ozu montre en détail la vie du petit peuple et les désillusions qui le guettent : inutilité des études, déclassement social, conditions de vie difficile dans les usines, rupture entre campagne et ville, exode rural, et cætera. Lorsque la mère retournera finalement à son usine en province, où elle vit depuis qu’elle s’est ruinée pour son fils, elle racontera fièrement son séjour à Tokyo. Sans dire bien sûr qu’elle n’a vu qu’une banlieue aride, à mi-chemin de la campagne et du bidonville. Pour preuve, même si elle raconte à sa bru les visites touristiques qu’elle a faites dans de rares endroits historiques, le seul lieu qu’Ozu filmera sera la balade qu’elle fera avec son fils pour admirer l’usine d’incinération dont il est très fier et qui empuantit toute la région. En outre, par quelques passages aussi éloquents qu’une parabole, Ozu nous fait ressentir la misère et le désespoir dans une mélancolie diffuse qui nous plombe le cœur : le professeur qui a conseillé au fils d’Otsune d’aller faire ses études à la capitale se retrouve maintenant à Tokyo comme cuisinier dans un petit restaurant ; le petit garçon d’une voisine est blessé par la ruade d’un cheval et elle n’a pas assez d’argent pour payer la clinique.
Dans la maison du couple, deux images subliminales attirent notre regard et sont comme la préfiguration de ce qui attend le monde à cette époque : l’affiche d’un paysage sur laquelle on peut lire en gothique « Germania » et une photo de Joan Crawford, artiste américaine de renommée internationale. Deux symboles qui, chronologiquement, seront les deux versants de l’avenir du Japon.