Le dernier repas (Majimak babsang)

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Une expression cinématographique qui converge vers des affres et des tournures expérimentales. Un film homogène qui se découvre comme un bloc. D´une densité rare.

Voici une œuvre aussi déroutante qu’intéressante. Une matière pétrifiée par la teneur radicale du film. Un public en apnée. Le film de Gyeong Tae Roh exerce une puissante aura incantatoire dans son vertueux cheminement et le délaissement rituel dont il fait preuve à l’égard du spectateur pendant la durée de son exécution.

Le Dernier Repas se comprend comme un ensemble homogène. Rien de particulier ne peut lui être amputé dans le montage du film : tout est ciselé et jumelé entre les séquences qui s’enchaînent. L’œuvre est l’expression même d’une poésie fascinée par l’empreinte de la mort, de la tristesse et la violence. Tout se brasse dans une marée paradoxale d’uniformité et de formes disparates. La convergence des forces du film trouvent un lien qui se noue soit par la même action que des personnages répètent dans deux séquences différentes, soit par la musique planante, parfois angoissante. Le film s’épuise par nappes qui se soutiennent toutes par leur inframonde ou leur latente ressemblance. C’est en ce sens un tunnel sans lumière. Un film soudé, linéaire qui n’est pas sans rappeler dans son déroulement, son horizontalité, les peintures japonaises qui naquirent au VIIIe siècle et illustrèrent les textes religieux, entre autre, enroulés autour d’un rouleau de bois et qui furent déroulés pour être lus : les e-makimono. Les e-makimono, comme Le Dernier Repas, ne prennent sens que dans leur unité.

Le plan se conçoit dans sa frontalité et parfois son exhibitionnisme. Le premier film de Roh Gyeong-tae  est un film-dispositif dans lequel coule une sève théâtrale. La composition des plans est très rangée, géométrique, hiérarchisée. Le hors champs est anesthésié. Une rigueur, une rigidité, un constat. L’humain, les cinq personnages, que ce puzzle cinématographique lie dans la dernière séquence du film, sont tout autant la projection identitaire désamorcée d’un autre que l’amorce de leur propre devenir. Le film fragmente les vies pour mieux les réunir. L’utilisation du montage par correspondance, à l’instar de Babel, devient l’expression même de la vie, d’une arabesque du destin face à l’antériorité et l’anticipation d’une scène de vie. Cet acmé se conjugue par les liens d’un raccord-mouvement, d’une même action dans la conclusion puis le début d’une autre partie de film. La vie perdure et s’étale au prix d’une similarité graphique, lumineuse, corporelle (le poids, la taille…) pour s’échancrer dans l’expérience cyclique d’une variation, d’une vibration lors d’un moment d’existence, fut-il tragique, comique ou dramatique.

Les personnages sont principalement réduits à être actifs. Qu’ils hurlent leur haine au monde comme ce protagoniste déployant à pleine gorge des insultes assez drôles, ou qu’ils pleurent la perte d’un enfant. Ils sont l’action, telle qu’elle peut apparaître dans sa monotonie, dans son ironie ou dans sa gratuité. Une tournure qu’emploie Michael Haneke dans Le Septième Continent pour déconstruire son primat esthétique et intellectuel conscieusement élaboré. L’expérience du temps, la longueur des plans installent une platitude qui va croissant avec l’atonie du film. Cet essai cinématographique s’essouffle et étouffe. L’expression d’un rejet d’une transplantation avec le public. D’une part, tout semble prendre des proportions inimaginées puisque l’action, en tant que telle, garde sa virginité dans le monde, mais d’autre part, l’excroissance qui lie deux séquences participe à la ritualisation du moment du franchissement d’un seuil, de l’expérience d’un passage. Devant la puissance plastique des plans se greffe l’implacable amplification de la durée qui fait enfler le film et lui donne des étirements narratifs pesants. L’acuité du réalisateur à installer son dispositif hermétique ne lui permet malheureusement pas de prétendre à l’adhésion du public. L’inconfort que le film produit garde de façon décalée le spectateur en alerte.

Bien qu’il soit très riche, il est impossible de cerner Le Dernier Repas en un seul visionnage. Néanmoins, l’œuvre de Geyong-tae Roh est une œuvre éprise des recherches ou tentatives d’un réalisateur comme Tsai Ming-Liang ou encore Roy Anderson, à qui le film est dédié. Sa fresque opaque, qui inclut une forte charge politique lors de la séquence de l’homme hurlant sa haine du monde et des autres, reste une proposition vertigineuse et prouve la grande intelligence de l’homme derrière la caméra. Sa démonstration, elle, est frustrante car ne crée aucun pont entre le film et le public. Du coup, on en vient à se demander si un tel film, bien que filmé avec intelligence, sans affect, ne manifesterait pas une certaine prétention de la part de son créateur.

Titre original : Majimak babsang

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Durée : 93 mn


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