L’année Skolimowski

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Trois mois après « Essential Killing », pleins feux sur la période anglaise de Jerzy Skolimowski, avec la reprise des excellents « Deep End » et « Travail au noir ».

En 1991, après l’échec artistique et commercial de son Ferdydurke (1991), Jerzy Skolimowski tourne le dos au cinéma et se consacre essentiellement à la peinture. Dix-sept ans plus tard, il réapparaît sur les écrans avec l’intrigant Quatre nuits avec Anna (2008). Aujourd’hui, le voilà revenu au premier plan : la réussite d’Essential Killing (2010) permet de redécouvrir un auteur trop longtemps méconnu, injustement relégué dans l’ombre des Polanski, Kieslowski ou Zulawski, autres célèbres artisans du renouveau polonais, issus de la même génération. Primé à Venise en septembre dernier, Skolimowski vient de recevoir les honneurs du festival Paris Cinéma, qui lui a dédié une rétrospective intégrale. Cet hommage fait suite au remarquable travail de la société Malavida, qui a réédité en DVD les trois premiers opus du réalisateur – Signes particuliers : néant (1964), Walkover (1965) et La Barrière (1966). Dans la foulée, Carlotta ressort Deep End (1970) en copie neuve, tandis que le fameux Travail au noir (1982), distribué par Splendor Films, retrouve aussi le chemin des salles. Ces deux titres représentent sans aucun doute les pics de la carrière anglaise de Skolimowski.

En 1967, la censure polonaise interdit Haut les mains !, jugé trop subversif. Visé par le gouvernement communiste, le cinéaste décide de s’exiler, tente l’expérience en Italie (Les Aventures du Brigadier Gérard en 1970) avant de s’installer en Grande-Bretagne. Londres, ville cosmopolite, s’avère une source d’inspiration féconde. D’un pays à l’autre, Skolimowski conserve un style unique. Il pose sur la société britannique un regard lucide et ironique, où se mélangent humour d’Europe de l’Est et culture pop. À douze ans d’intervalle, Deep End et Travail au noir explorent la même capitale, mais selon une approche différente : le ton plutôt léger du premier contraste avec la gravité du second. Les deux films s’inscrivent pourtant dans une œuvre cohérente, marquée par le mouvement, le fantasme et un grand sens de l’absurde social.

Deep End (1970) : l’amour en fuite

Deep End retrace l’apprentissage de Mike, jeune garçon de quinze ans, embauché dans un établissement de bains publics. Formé par sa collègue Susan, il plonge dans un milieu étrange, où la névrose suinte par les murs, traverse les cabines. La première demi-heure installe une atmosphère palpable et anxiogène, entre le huis clos claustrophobe à la Polanski et la décadence thermale fellinienne. Avec son dédale de couloirs, ses portes bleu lavasse, ses lampes branlantes et ses poulies, le décor sature chaque plan comme une matière vivante, au bord de l’effondrement. L’endroit regorge de secrets, d’obsessions refoulées, de pulsions dévorantes. Ce débordement libidineux donne naissance à quelques séquences comiques et inquiétantes, tel ce baptême de l’eau où Mike subit les assauts impérieux d’une femme d’âge mur, incarnée par l’ancienne reine de beauté Diana Dors. « Are you keen on football? » (« Aimes-tu le football ? »), lui souffle-t-elle à l’oreille avant d’énumérer une curieuse litanie érotique : « Tackle, dribble and shoot… » La tête du jeune homme récalcitrant disparaît alors dans une poitrine opulente, montagne de chair à peine voilée par un peignoir vaporeux : stupéfiante vision d’un enfant traité comme un jouet sexuel par une matrone vorace. Dans cette ambiance poisseuse à souhait, Mike ne tarde pas à nourrir un amour passionnel pour la jolie Susan, poupée rousse chaussée de bottes en skaï, qui s’amuse de sa maladresse et attise sa jalousie. Pour toucher enfin l’image de son désir, Mike se lance dans une quête tragique, abattant tous les obstacles qui se dressent sur sa route.
 
 

Bien avant Vincent Gallo et sa fuite éperdue, Skolimowski filmait déjà un personnage en perpétuel déplacement. Animé par une énergie folle, Mike ne cesse de pédaler, courir, sauter sur les bancs… Selon les situations, il se cache, exulte, grimpe au plafond. Deep End suit cet élan vital avec une caméra mobile, un montage dynamique et des raccords brutaux. Antipsychologique, Skolimowski s’affirme comme un vrai cinéaste d’action : toutes les émotions s’incarnent dans les gestes. Ainsi Mike déchire violemment un coussin lorsque Susan insulte sa mère, avant de le rembourrer avec soin lorsqu’elle lui apprend que la sienne est morte. La mise en scène donne également corps à des idées abstraites. Lors d’un moment de détente, Susan pose sur Mike l’affiche d’un mannequin torse nu : le visage poupin du garçon tranche avec son buste de papier, viril et musclé, et il constate amèrement l’écart qu’il lui reste à combler pour devenir un homme. Cette séquence trouvera son prolongement plus tard dans la chambre d’une prostituée, où Mike échoue par un concours de circonstances. Clouée au lit avec une jambe plâtrée, la femme se couvre d’un poster géant, à l’effigie de Susan, pour exciter son godiche de « client » – lequel file en vitesse, soucieux de ne pas dégrader son idéal.

Derrière son charme juvénile, Deep End dresse un portrait de son époque, où libéralisation des mœurs ne rime pas forcément avec bonheur. Le romantisme fiévreux de Mike s’accorde mal à la modernité. Dans un cinéma qui diffuse un film érotique, il ne regarde que Susan, assise juste devant lui. Arrêté par la police, qui lui demande de s’expliquer, il répond simplement « Je l’aime ! » – déclaration sincère qui lui vaut aussitôt une répartie cinglante : « Petit monstre pervers ! » Outsider déphasé, Mike peine à trouver sa place dans le monde et se voit partout rejeté : trop jeune, trop pauvre. Dans ce rôle, John Moulder-Brown, qui empilait les tournages depuis l’âge de cinq ans, respire un naturel parfait. En face, Jane Asher, surtout connue pour sa relation avec Paul McCartney, joue de son caractère mutin. Pour tous deux, Deep End constitue le sommet d’une filmographie en pointillés.
 
 

Travail au noir (1982) : l’Exil et le Royaume

Avec Travail au noir, pas de doute, les années 70 sont bel et bien finies. Adieu le flower power, vive le capitalisme. Les couleurs claires s’estompent derrière un éclairage grisâtre, froid et agressif. La musique psychédélique de Can laisse place à une partition étouffante de Hans Zimmer. Le film se déroule sur une période très courte, du 5 décembre 1981 au 5 janvier 1982. Novak débarque en Angleterre aves trois autres ouvriers polonais pour retaper une petite résidence. A priori, le deal arrange tout le monde : sous-payés, les quatre maçons gagnent tout de même bien plus que dans leur pays d’origine ; pour le propriétaire, c’est l’assurance de travaux à moindre coût. Dans l’illégalité complète, Novak et ses compagnons doivent remplir leur mission dans les temps. Le 13 décembre, devant la montée du syndicat Solidarnosc, le général Jaruzelski décrète l’état d’urgence, instaurant le couvre-feu : les communications avec la Pologne sont coupées, les aéroports fermés… Pour mener à bien le chantier, Novak décide de cacher la nouvelle à ses camarades.

La narration repose entièrement sur ce personnage ambigu, interprété par Jeremy Irons. Il porte toute la responsabilité du chantier sur ses épaules et se comporte en petit chef, donnant les ordres et réduisant les pauses jusqu’à liguer le trio contre lui. En voix off, il nous fait part de ses doutes et faiblesses, tandis que les messes basses en polonais de ses trois comparses ne sont même pas traduites. Encore une fois, Skolimowski observe l’Angleterre de biais, en adoptant le point de vue d’un étranger, abandonné en territoire hostile. Caméras de surveillance, voisins méfiants : sous les années Thatcher règne un climat de peur et d’oppression. Comme Mike dans Deep End, Novak reste constamment sous tension, se déplace en vélo et multiplie les courses à travers la ville. Pour gérer son budget réduit, il déploie des trésors d’imagination, pratique de subtiles arnaques au supermarché. Le cinéaste décrit très bien cette angoisse liée à l’argent : Novak tient régulièrement ses comptes, et chaque dépense menace de bouleverser son fragile équilibre. L’achat d’une simple écharpe se transforme en scène de panique absolue, soulignée par des gros plans et un découpage hitchcockien, où le moindre vigile devient un véritable ennemi.
 
 

Skolimowski demeure fidèle à un quasi huis clos, puisque l’action se cantonne à la maison en construction et son périmètre immédiat. Le décor tient ici encore une place centrale, avec ses gravats et ses fuites, ses fils électriques nus et ses murs défoncés. Écoulement, écroulement… Entre Deep End et Travail au noir circule la même idée d’un monde fragile, incertain, où les hommes tentent avant tout de s’adapter et de survivre. Pour Novak, les femmes paraissent aussi inaccessibles que pour Mike. Scrutant chaque soir la photo de son épouse, il sombre bientôt dans un délire paranoïaque. Dehors, il bute sur l’indifférence des jeunes anglaises, qui ne perçoivent en lui qu’un émigré, misérable de surcroît. Et si elles se déshabillent aux fenêtres d’en face, le rideau tombe bien vite : elles ne sont pas pour lui. Complexe de classe, qui pousse Novak à mentir, à jouer au patron avec ses employés pour ressentir son importance.

Tourné juste après les évènements de décembre 1981, Travail au noir étonne par sa prise de distance : réagissant à chaud, Skolimowski ne livre pas un témoignage brutal mais une brillante allégorie. À travers ses personnages, coincés à des milliers de kilomètres de leurs familles, il évoque sa propre condition d’exilé, impuissant devant la crise qui secoue son pays – tout comme Novak, incrédule, regarde dans les vitrines londoniennes les écrans qui diffusent les images de Varsovie. En laissant l’Histoire hors-champ, Skolimowski se concentre sur son impact dramatique sur les individus. Cette méthode, avec ses trous et ses zones d’ombres, préfigure la veine radicale d’Essential Killing, où le cinéaste accompagne un homme seul, privé de tout repère, définitivement perdu dans une guerre sans nom.
 


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