L’Amateur (Amator, 1979)

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Kieslowski déroule avec tendresse la tragédie d´un homme qui parcourt l´irréversible chemin de la candeur vers la conscience.

Le cinéma de Krzysztof Kieślowski approche l’individu. Il enrobe ses peurs, caresse ses joies, suit ses gestes et ses regards dans ses instants les plus quotidiens. L’Amateur, en glissant dans l’intimité de son personnage avec un regard parfois doux, parfois grave, marque le passage de Kieślowski dans un cinéma où la fiction se veut gage de vérité. Deuxième long métrage de fiction pour le cinéma après La Cicatrice (1976), L’Amateur affirme la volonté du réalisateur de mettre en scène l’homme pour parler du politique. Il construit un cinéma centré sur une histoire personnelle. Chaque récit déroule l’action d’hommes et femmes seuls face à la machine politique, soumis à la part d’imprévu que leur destine la vie. Kieślowski retrouve Jerzy Stuhr pour lequel il avait écrit La Paix (1976), film pour la télévision polonaise et première œuvre censurée de Kieślowski. Pour ces deux films, ils signent ensemble les dialogues.

Filip Mosz est un homme heureux. Un jeune père qui attend anxieusement la naissance de sa fille. Équipé de sa caméra 8 mm Quartz 2, il capture ses premiers mouvements. Ses films quittent immédiatement le seul prisme de la famille pour passer dans le cadre institutionnel, son patron lui demandant d’enregistrer l’anniversaire des vingt-cinq ans de son entreprise. Gêné, mais tout aussi fier de la tâche confiée, il l’effectue avec l’application de celui qui débute avec sérieux un apprentissage. Studieux, il se plonge dans des lectures sur le cinéma, fréquente les salles obscures, monte un ciné-club et participe au Festival de Film Amateur de Łódź.

 

Le film suit ses débuts en tant que cinéaste, montrant l’enthousiasme éclatant d’un homme voulant tout filmer. L’entrée dans le monde du cinéma amateur se fait véritablement à travers la participation de Filip au Festival de Łódź où délibérations et débats tentent de fixer le statut d’amateur. Dans une esthétique documentaire, deux importantes figures du cinéma polonais interviennent dans leur propre rôle. Andrzej Jurga, réalisateur et producteur d’émission de film amateur en donne, dans une intervention concrète et vindicative, une première définition : l’amateur est celui qui, débarrassé des responsabilités et contraintes du professionnel, peut faire ce qu’il veut. C’est une liberté que l’amateur doit savoir saisir et utiliser. Krzysztof Zanussi, autre personnalité du cinéma polonais ayant largement encouragé le développement du cinéma amateur, apporte une réponse complémentaire. Lors d’une scène de projection-débat autour de son film Camouflage (1977), que Kieślowski dira non écrite, il prône l’honnêteté, en complément de la liberté qu’avait exigée Andrzej Jurga.

 

 

Filip, en bon élève, écoute et applique les leçons. Il rentre de ce festival changé, investi. Il effectue pour la première fois dans le train qui le ramène, un geste qui viendra désormais combler les imperfections de sa vie quotidienne : de ses mains il forme un cadre, nouvel instrument de perception et de construction du monde. La conquête de la liberté et de l’honnêteté se fait par un nouveau film sur Piotr, un nain, travailleur émérite de l’usine. Dans ce film, il ne cherche qu’à montrer un vieux et bon travailleur. Dans cette œuvre, qu’il réalisera et diffusera en dépit de l’avertissement – pour ne pas dire interdiction – adressé par son patron, il fera preuve de la plus grande liberté créatrice et de la plus grande honnêteté vis-à-vis de son sujet. De cette scène où la caméra de Kieślowski embrasse chaque visage naît, chez ses protagonistes comme chez ses spectateurs, l’émotion la plus simple et la plus vraie du film.

 

L’Amateur parle évidemment des possibilités de la création face au poids de la censure. Le montage des premières images de Filip est contrôlé et amendé par son patron, patron dont la surveillance se fera de plus en plus accrue à mesure que le cinéaste débutant s’affirme. Le film entre également dans le monde de la télévision, montrant comment le cinéma amateur se prend au piège de l’institutionnalisation. Par un montage qui fait des aller-retours constants entre le monde de l’entreprise, le monde de la télévision – filmés dans une esthétique proche du documentaire – et un découpage qui construit la propre histoire de Filip, L’Amateur traverse une année de la vie d’un homme accaparé par une passion. Un homme qui voit peu à peu ses certitudes et son environnement s’effondrer. Sa femme, qui n’attend de leur vie de famille que tranquillité, ne laissera pas l’enthousiasme débordant de Filip déplacer les lignes de ce qu’ils avaient construit. Son visage se ferme au fur et à mesure que celui de son mari s’enthousiasme. Oracle, elle le prie de ne pas « gagner » le festival comme pour lui prédire un changement irrémédiable.

Pourtant, plus que le récit d’une chute, L’Amateur est le récit d’un apprentissage. Nous est dévoilé le quotidien d’un nouveau père de famille et caméraman novice. Kieślowski avait ressenti les limites du documentaire lorsqu’en filmant un tout jeune couple devant la naissance de leur premier enfant (Premier amour, 1974), il avait été surpris, gêné, par les larmes du jeune homme. Ici, il peut rejouer cette scène à travers les yeux d’un personnage dont il sait, sans limites, sans peur de voyeurisme, dévoiler la vie quotidienne. Persuadé que seule la fiction peut dévoiler la vérité, il révèle une histoire, en donnant les mille détails du quotidien qui créés l’humanité, en alternant les scènes qui construisent l’intrigue et l’environnement, et celles qui nous installent, tranquillement, dans les habitudes d’un homme. Ainsi, plusieurs fois, la caméra suit Filip qui se lève pour manger la nuit. Elle s’attarde pour le regarder vivre. Tout au long du film elle approche de près son visage, abolit la distance, montrant sa gentillesse voire une certaine naïveté souvent comique. Son visage révèle la simplicité de celui qui se jette sans calcul ni réserve dans une activité qui le fait, enfin, s’animer.

 

Filip grandit. Il remet en cause sa vie de famille jusqu’à la laisser se briser, il se défait de la tutelle de son patron jusqu’à obtenir des passages à la télévision et des futures commandes. Il grandit aussi comme cinéaste, passant à une caméra 16 mm Krasnogorsk-3, choisissant ses sujets, écrivant son scénario, élaborant son montage, et perd l’air naïf, perdu, parfois ridicule de ses débuts pour un air bien plus sérieux et plus sombre. Il grandit surtout en tant qu’homme et appréhende le poids de la responsabilité et le danger de la liberté. Il espère, pour la télévision, révéler un scandale financier en filmant en plan-séquence une façade d’immeuble neuve donnant sur une cour toujours délabrée, supposant que les fonds alloués à cette rénovation ont été détournés. Il comprendra bien vite et douloureusement que sa position ne lui permet pas d’appréhender le fonctionnement de la machine politique et que ses images vont faire du tort à ceux qui ont été filmés. Filip n’est pas un homme qui, par conviction, par engagement, s’oppose, mais un naïf qui agit sans arrière-pensée. Comme dans la tragédie, la chute du personnage amène avec elle une morale et une révélation : si l’amateur peut faire ce qu’il veut, et si cet amateur ne cherche rien d’autre que le plaisir et l’honnêteté, ses actions ne resteront cependant pas sans conséquences. De cette révélation, Filip va faire un exemple : en braquant dans la scène finale du film sa caméra sur lui, non pas comme une arme, mais comme instrument de liberté et de vérité.

La question de la part autobiographique et documentaire s’est souvent posée pour ce film. Il pourrait reprendre les difficultés que rencontre le réalisateur, également jeune père, à construire sa vie de famille à côté de sa carrière. Il pourrait incarner les difficultés de s’exprimer face à la censure où les contraintes inhérentes à la présence d’un commanditaire ou financeur. Laissons plutôt à Kieślowski le droit de se présenter avant tout en conteur : « L’école de Łódź m’a appris à regarder le monde. Elle m’a montré que la vie existe, que les gens parlent, se réjouissent, s’effraient, souffrent, volent. Qu’on peut filmer tout cela. Et qu’à partir de ces images, on peut raconter une histoire » (1).

(1) Annette Insdorf, Krzysztof Kieślowski, doubles vies, secondes chances, Paris, Éditions Cahiers du Cinéma, Collection Auteurs, 2002, p.9.

Titre original : Amator

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Durée : 117 mn


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