Dans quatre autres essais, le court documentaire sur la totalité du monde (13 min), les quais (45min), l’harmonie (de l’Estaque : 53 min), Marseille dans ses replis (45min), il se centre plutôt sur un monde abîmé, passé, dont il fait ressortir certaines pointes de nostalgie. Dans les quais, Rolf, relativement jeune docker, aux dizaines de blessures, émerge par son énergie inépuisable, sa gouaille, sa rage de voir le vieux port, comme le balance un de ses collègues, devenir le « bronze cul de l’Europe ». C’est à dire un lieu uniquement dédié à la plaisance, une infamie pour un descendant de la grande tradition du docker, pour qui un port est un lieu où ça travaille dur.
La rencontre du réalisateur avec les femmes de la Cité Saint Louis (titre de cette rencontre de 53 minutes) est certainement l’une des plus belles, et à la fois des plus étranges : les nombreux dialogues avec les femmes de cette cité peuvent presque faire douter d’une possible communauté autarcique, exclusivement féminine, qui durant des années, aurait su se passer d’hommes… L’apparition tardive d’un mari ancien docker chassera cette idée d’« Amazones marseillaises ». Amazones menacées : la Cité Saint Louis, ensemble d’habitations publiques, doit être vendue, et tous les habitants obligés d’abandonner leur passé. L’une des femmes porteuse d’une glorieuse mémoire envoie à la caméra, comme dans un moment de défi face au réel : « Maintenant, ils ne savent pas ce que l’on peut faire, nous ! ». Denis Gheerbrant, de demander : « Et vous pouvez faire quoi ? » Et celle-ci…« Je ne sais pas… je ne sais pas »…
L’empathie, le tutoiement parfois utilisé par Denis Gheerbrant (on entend régulièrement sa voix, ses questions), le fait qu’il soit seul sur les lieux, à la rencontre des habitants, confère quelque chose de convaincant sur l’ensemble des essais, parfois de touchant. Il est parti seul, il a rencontré, comment, par quelle méthode ? Peu importe : c’est une aventure personnelle et elle n’a nul besoin de justification sociologique. Le réalisateur ne se cache pas, même s’il n’est pas présent à l’image : son choix du montage visible, « cut », où il est clair, dans chaque essai, qu’il assume les ruptures et les continuités, joue clairement sur l’idée d’une subjectivité « visible ».
C’est peut être pour cela que l’essai le moins convaincant est celui sur le Centre des Rosiers (64 min), que l’on nommera « quartier difficile », puisqu’il semble avoir été pris pour cette dimension. Interviewer un homme qui a perdu son fils poignardé, une femme qui offre un moment de tragique douceur à travers une complainte chantée sur la difficulté d’éduquer, sur le fait que les « les rues n’ont jamais bien éduqué un enfant »… pour ensuite avoir de longs plans sur les jeunes à problème en question. Il y a bien quelques tentatives de rencontres, mais le point de vue, quelque peu privé d’empathie, ou du moins clairement plus « à distance », marque les affinités du réalisateur, et les limites humaines rencontrées. La question posée à l’un des animateurs semble presque sonner comme un aveu du cinéaste : « Tu te reconnais dans ces gamins ? » De toute évidence, l’aisance du réalisateur vis à vis des générations passées, précieuses jarres de la mémoire collective, se retrouve quelque peu en porte-à-faux vis-à-vis des plus jeunes générations.
Cette même question peut aussi sonner comme une forme de conclusion un peu désabusée : la rupture est peut-être totale, entre ce passé que Denis Gheerbrant vient de contribuer à exhumer, à travers ces sept essais, et le futur en préparation. Que ce soit sur un plan humain, générationnel, ou sur un plan urbanistique, voire esthétique, la vieille République ne reconnaît plus la nouvelle, ou pire, ne souhaite pas la reconnaître…
Distributeur : Editions montparnasse