Les sujets classiques du cinéma de Wayne Wang, comme le statut de limmigré ou la place de la filiation dans la construction personnelle, sont réinvestis, dans ce cas, dun nouveau point de vue, sans pour autant réussir à aller « au fond de l’inconnu pour y trouver du nouveau », comme disait si justement Baudelaire.
Le film narre les déambulations, les doutes et les peurs dune jeune sino-américaine (on ne saura jamais vraiment sa nationalité), qui se retrouve accidentellement enceinte dun homme quelle a connu à Pékin et quelle ne revoit plus. Ayant décidé davorter, elle voyage à San Francisco depuis le Nebraska, où elle habite, pour se rendre dans une clinique spécialisée. Le cinéaste nous montre alors la vie quotidienne de Sasha (Ling Li), au cours des 24 heures antérieures à cette visite, où elle rencontre une jeune prostituée dorigine mongole et quelques amis quelle a en ville.
Lintérêt essentiel du film, au-delà des hésitations et scrupules propres à cette délicate situation, réside dans la confrontation narrative et formelle à son autre « moitié » ; une sorte de va-et-vient dialectique propre à tout « couple », comme Wang aime à présenter ses deux oeuvres. Car tout oppose les deux long-métrages qui composent ce diptyque : lun se présente comme une réflexion reposée, sereine et retenue sur les racines et la mémoire, tandis que lautre met en scène limpossibilité de lavenir et des rêves. Ce nest pas un hasard si le projet de La princesse du Nebraska naît à la fin du tournage de Un millier dannées de bonnes prières, et de la volonté de faire un nouveau film avec un budget nettement inférieur, comme un contrepoint plus libre et anarchique à la composition disciplinée du premier.
Pour ce face-à-face, un procédé déjà utilisé par le cinéaste dans des films antérieurs (comme Eat a bowl of tea vs Life is Cheap, ou Smoke vs Brooklyn Boogie), le scénario est tiré dune histoire courte de Yiyun Li, qui explique la responsabilité qui naît face à un avortement. Mais Wang a quelque peu modifié lintrigue et a insisté sur le rôle de Sasha, une jeune fille désinhibée, autonome et spontanée, comme exemple paradigmatique dune nouvelle génération de chinois qui découvrent le monde occidental.
Lâge est aussi une différence fondamentale entre les deux femmes qui occupent le rôle principal dans les deux films. Yilan, pour le premier, vit de manière problématique la répression familiale et lhistoire culturelle, représentées par la présence du père tandis que Sasha na aucune charge. On pourrait même dire quelle na pas dhistoire, pas dattaches, pas vraiment didéaux. Si Un millier dannées de bonnes prières posait clairement laporie postmoderne du choix entre un dangereux rêve de progrès et un préventif repli vers une « pensée faible », La princesse du Nebraska porte cette réflexion à un autre niveau, réorientant la question de la transmission vers lavant, et non plus vers larrière. On pourrait accepter sans difficultés que Sasha puisse être la fille de Yilan, le produit dune pensée qui a complètement assimilé « le scepticisme du désenchantement actuel, la fin de lhistoire et le crépuscule infini des grands récits » (voir la critique de Un millier dannées de bonnes prières). Mais si, dans un cas, le poids de la croyance et du mythe engorge lavenir, dans lautre, cest paradoxalement labsence de toute assise et de tout souvenir qui nie le devenir. Le personnage sympathique, mais qui semble légèrement décalé, de Mr. Shi (le père de Yilan dans Un millier dannées de bonnes prières) prend alors une nouvelle dimension avec cette maternité incertaine de Sasha, qui sonne comme un dernier avertissement dun monde ancien qui refuse de séteindre.
Ce nest pas un hasard si les deux films commencent dans un aéroport, avec larrivée dun personnage. Mais si Un millier dannées de bonnes prières abordait le trop-plein, lexcès, la gêne presque physique de la présence dautrui (dans ce cas le père), La princesse du Nebraska parle du vide, de labsence, ou plutôt de la matérialité fantomatique et imaginaire de ce qui nest pas encore là (mais se fait sentir quand même). Arrivée du père avec tout ce que le silence peut transmettre dincompréhension, de lourdeur et de pesanteur dun passé qui plombe les personnages, et arrivée dune jeune femme enceinte qui se retrouve toute seule avec lombre de son fils/fille auquel elle ne peut donner dascendance, ne sachant pas doù elle vient, ni où elle se trouve.
Le collationnement saccentue avec une mise en scène et un pari formel que tout oppose. Quelques plans bien cadrés, sages, statiques et réflexifs pour le premier tome, et des plans serrés, anguleux, frénétiques et expérimentaux (avec lusage du téléphone portable, par exemple) pour le second. Nous ne sommes pas dans la maîtrise dun Wong Kar Wai ou dun Tsiai Ming Liang (loin sen faut), car les variations évoluent dans le champ du raisonnable et du prévisible, mais cela reste une esthétique légèrement subversive qui colle bien aux préoccupations contemporaines de la jeune fille.
Le sujet reste malheureusement traité avec un certain classicisme, et le spectateur a du mal à sidentifier vraiment avec un personnage qui semble davantage voguer aux grés de ses fantasmes que préoccupé par lexpérience quelle endure. Lépisode « décisif » (et ouvert, comme tout bon film actuel qui se respecte), de la radiographie du ftus, avec tout ce que cela entraîne de sentimentalité et de prise de conscience, rappelle à regret cet épisode de Friends où Rachel (Jennifer Aniston) souffre de ne pas reconnaître son bébé dans la « photo » médicale.
uvre plus risquée mais inégale, justement à cause de ce risque, La princesse du Nebraska risque de provoquer des réactions plus épidermiques et tranchées que sa plus accessible compagne. Lordre contre le désordre, la mesure minimaliste contre lanarchie expressive, la rigidité psychologique contre linstabilité émotionnelle : autant doppositions narratives et cinématographiques qui rendent intéressant ce diptyque, sans en faire une uvre indispensable.