La Loi du Marché

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Un des pires avatars du cinéma « social » à la française – présomptueux, vain, mais emblématique.

On sort un peu étourdi du sixième long métrage de Stéphane Brizé, La Loi du Marché, présenté en Compétition officielle à Cannes. Etourdi non par sa véracité documentaire ou la prestation intimidante de Vincent Lindon, mais par le gouffre abyssal entre les ambitions affichées du film – humanistes et engagées – et le résultat amorphe, atrophié, accablant de platitude cinématographique, qui s’étale à l’écran pendant 93 longues minutes.

Par où commencer ? Peut-être par un souhait fervent : qu’en réaction aux diktats d’une certaine doxa cinéphiliquement correcte, on voie enfin pointée du doigt, dénoncée, démontée, cette scandaleuse imposture que cache trop souvent l’étiquette de « cinéma du réel ». Car c’est bien une telle note d’intention qu’arbore vaniteusement La Loi du Marché – à savoir : dire le réel, enregistrer au sismographe les affres de la société française, capter la vérité de l’aliénante condition du prolo contemporain soumis à la loi impitoyable du marché du travail. Non qu’il soit blâmable, au contraire, de poursuivre une telle ambition pour tenter de saisir des émotions justes, faire vibrer de l’humain, mais n’est pas Pialat qui veut – ni même les Dardenne ou Kechiche, pour égrener quelques noms de cinéastes eux aussi sélectionnés à Cannes, eux aussi catalogués « naturalistes », et qui ont tous été, à juste titre, primés par le festival. Espérons seulement qu’il n’en ira pas de même pour Brizé, du moins cette fois ci : ce ne serait rendre service à personne, pas même au réalisateur.

Qu’est-ce qui distingue donc Brizé des autres cinéastes que nous venons de citer ? Son rapport au réel, justement, symptomatique de tout un pan du cinéma français, mais aussi international (une partie de ce qu’on appelle étrangement « cinéma du monde ») qui, pour exister face aux grandes machines mercantiles – ambition en soi louable, voire vitale, rappelons-le -, prétend montrer la vraie vie, de vraies gens, au lieu d’inconséquents divertissements ou de vains et racoleurs exercices de styles. Quitte pour ce faire à s’en remettre, avec un inqualifiable mélange de conformisme, de paresse et de présomption, aux ressources de la plus stricte littéralité. Cette démarche nous ramène à de vieilles questions, par exemple : un film est-il plus réel, plus vrai, de s’en tenir avec le minimum de médiation possible aux stimuli optiques et sonores purs enregistrés par la caméra ? Il existe certes un mystère ontologique du réel, de longue date souligné par André Bazin, une magie propre au simple acte de filmer qui n’est au fond pas moins sensible dans les fantasmagories de Georges Méliès que dans les captations documentaires des frères Lumière, chez qui les silhouettes humaines prennent, dans la distance brumeuse du temps, la beauté vacillante de fantômes. A défaut d’être dépassée, une telle alternative Méliès / Lumière est sans doute mal posée, imposant une étouffante binarité dont bien des films sortent heureusement par le haut. Pour mieux éclairer ce débat, peut-être est-il opportun de rappeler ce qu’en écrivait Marcel Proust et que devraient méditer tous les zélateurs du naturalisme au cinéma : « Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple image cinématographique, qui s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui. » (Le Temps retrouvé, 1927). C’est tout l’enjeu d’une vraie mise en scène que de dépasser le strict défilé de « simple[s] image[s] cinématographique[s] » pour donner une âme à leur stricte sensorialité, un envol à leur écoulement en rase motte.

Or, d’envol, il n’est nulle question dans ce film terre-à-terre, plombé par sa prétention. Le réalisateur, dans un format cinémascope hors de propos, étouffe les visages, mutile les lieux, et se contente d’aligner mécaniquement des confrontations entre l’immuable Vincent Lindon – qui semble porter toute la misère du monde sur ses épaules – et un échantillon représentatif, dûment prélevé sur le monde « réel », de comédiens non professionnels. Chaque scène répète à l’envi le même schéma, échanges verbaux le plus souvent autour d’une table, qui peu à peu conduisent à l’embarras, l’accablement programmés de Vincent Lindon. Dispositif trop voyant, qui par cela même abolit le naturel auquel le film prétend. Dès lors, jamais le personnage Thierry n’existe vraiment, seul l’acteur Vincent Lindon est visible à l’écran, surtout par contraste avec les inconnus qui l’entourent. On dirait que, sans gêne, Brizé procède à une expérience chimique qui consiste à plonger son acteur dans le bain glacial du marché du travail où gravitent comme autant de microbes les « petites gens », dans le but d’observer au microscope les réactions physiologiques de son cobaye, et d’obstinément notifier le spectateur des symptômes de surface – mais de surface seulement – que cette exposition provoque : errances floues du regard, affaissements plus ou moins marqués du visage buriné de l’acteur, déambulations gourdes filmées caméra à l’épaule, de profil ou aux trois quarts.

Comme dans son précédent film, Quelques heures de printemps (2013), mais avec cette fois des tremblés de caméra prétendant peut-être faire plus « vivant », Brizé semble en quête d’une écriture blanche au sens barthésien du terme, d’une neutralité documentaire du regard. Or les forces de gravité en présence ne peuvent que très provisoirement se compenser, n’échappant jamais aux déterminismes d’un équilibre dynamique instable. Dès lors, à force de prétendre à une illusoire objectivité, le film se déglingue autour de son axe, échappe à la cohérence qu’il briguait et ne peut paraître qu’apathique et/ou antipathique, basculant erratiquement d’un tropisme à l’autre, tantôt dans le misérabilisme (l’ado handicapé), la condescendance (l’entretien d’embauche) ou l’humour noir involontaire (l’assurance-décès évoquée par la banquière). Dépourvue d’un vrai regard de metteur en scène – surplombant, mystérieux, cruel ou empathique : à la limite, peu importe – une telle démarche relève moins du cinéma que de la zoologie. C’est à peine si le film, comme par accident, nous ménage quelques très rares moments de trouble (la séquence des caméras de surveillance de l’hypermarché).

On en veut surtout à La Loi du Marché de laisser le spectateur insensible face à une histoire en réalité bouleversante, d’autant qu’elle est crédible. A cet égard, mieux vaut encore regarder un quelconque documentaire d’investigation sur le brûlant sujet d’actualité que la mise en scène frigide de Brizé prétend embrasser, alors qu’elle n’en étreint que le glaçant fantôme.

Titre original : La Loi du Marché

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Durée : 93 mn


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