La Leçon de piano (The Piano, 1993)

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Sous l’influence des soeurs Brontë, Jane Campion filme un récit furieusement romanesque en plein coeur du bush néo-zélandais.

Après une poignée de courts et deux longs métrages remarqués, Jane Campion entreprend un projet longtemps mûri, un drame historique tenté par la grande forme et le récit lyrique pétri de littérature romantique. Ce sera La Leçon de piano – la cinéaste néo-zélandaise parachevant alors son destin cannois d’une historique Palme d’Or, avec ce qui reste comme son plus grand succès commercial à ce jour.

Avec cette histoire de passion interdite en costumes, fustigeant sur fond de nature sauvage les traditions sociales corsetées d’une époque, celle d’un XIXe siècle en plein essor, Campion revendique ostensiblement son héritage classique. Celui-ci se trouve cependant modulé, en une collision permanente, par une frontalité inédite dans la représentation des motifs qui le traversent. Si elle ne lésine pas sur la profusion de symboles (et il s’en faut de peu pour que ce trop-plein de sens ne prenne le pas sur l’expérience des sens à laquelle le film entend nous convier), la future auteur de Bright Star (2009) insuffle une ardeur salutaire à ses images. Et pour cause : qu’est-ce qui affleure derrière la vocation poétique et la densité romanesque consciente d’elle-même ? Une peinture enfiévrée, parfois crue, du royaume des pulsions, d’une sensualité puissante, où le désir de l’autre est érigé au rang de besoin vital.

La Leçon de piano reconduit à l’échelle du récit, de manière trop systématique il est vrai, ce programme limpide et un peu linéaire consistant à effeuiller, dans tous les sens du terme, ses figures, pour dévoiler l’envers de l’image qu’elles arborent. Sous l’héroïne prisonnière des conventions et refermée sur elle-même jusqu’au mutisme (volontaire ?), une passion couve. Derrière le mâle viril et imposant, une sensibilité point, tandis que les oripeaux de l’homme civilisé recouvrent une faiblesse essentielle à laquelle seule la violence pourra répondre. Quant à la petite fille au visage (et au costume) d’ange, elle précipitera l’inéluctable drame, tel un messager involontaire du destin. Pour Ada, cette femme austère promise contre son gré à un colon au fin fond du bush néo-zélandais, la métamorphose intérieure, garante de son émancipation sociale, s’incarne par le dévoilement progressif de son corps au regard d’un inconnu – Baines, le contremaître de son mari, homme de peu de mots et proche des indigènes – qui la révèle à elle-même. Pourtant, au départ de cette romance, c’est une logique marchande similaire au mariage arrangé qui prédomine. Baines, qui a récupéré le piano d’Ada, conclut un pacte avec elle : elle récupérera l’objet de ses désirs, symbole de son monde intérieur, en échange de faveurs charnelles. Peu à peu, dans ce cabanon moite et confiné, au creux d’un regard ou d’une caresse, Ada s’éprend de cet homme, et le drame implacablement se noue.

 

Par la teneur de son intrigue amoureuse, reposant sur un schéma complètement éprouvé – la femme, l’amant, le mari -, le récit aurait pu aisément s’engluer dans l’académisme. Or Campion, en posant lucidement son regard sur ces à-côtés habituellement négligés de la romance, donne un tout autre relief à son propos. La petite fille d’Ada, bien sûr, dont le statut de confidente et de lien avec le monde pour cette mère incapable de parler, se voit soudain brisé. Le récent mari, enfin, qui constitue par certains aspects la figure la plus passionnante du métrage : antagoniste de façade, Alistair reste avant tout un être rongé par la solitude et le poids des conventions. Pur produit de son époque, il ne pense, agit et ressent qu’en terme de contrat, de propriété, d’expansion de son domaine personnel. Pionnier sur cette terre encore sauvage et insoumise de Nouvelle-Zélande, en quête de territoires sur lesquels imposer son joug, il échoue cependant à conquérir celui, bien plus impénétrable et secret, du cœur d’Ada. Aussi, à la lente et sensuelle découverte du corps de l’héroïne par Baines répondent les timides tentatives de son mari pour obtenir ne serait-ce qu’un regard de la jeune femme. Tandis que la passion qui anime les deux amants se fait chaque jour plus furieuse, Alistair renoue avec les plus noirs instincts de l’homme. N’ayant aucune prise sur l’âme, c’est sur le corps de la belle qu’il finira, dans un accès de violence aussi terrifiant que bouleversant, par imprimer les stigmates de son désespoir.

Dans cette peinture âpre et suave de l’haptique, seuls les sens tiennent lieu de rapport au monde. Le regard, qu’il soit agent du désir (Baines observant en retrait les « leçons » de piano) ou manifeste d’une impuissance (le mari épiant les deux amants en pleins ébats), sert toujours de prélude au contact – délicat et assuré d’un côté, brutal et maladroit de l’autre. L’unique Palme d’Or féminine du festival de Cannes est un film de corps qui luttent, souffrent, s’aimantent et s’abîment, sous le joug d’instincts où se mêlent tendresse et violence, pesanteur et légèreté, dans un même mouvement endogène : celui du pur affect, du trop sentir. Au centre du film, le piano, vecteur de l’expression intérieure, figure d’évasion puis d’enchaînement, symbolise la trajectoire d’ouverture à l’autre d’une femme qui s’accomplit sans renier la sombre mélancolie qui l’habite. Si Ada parvient finalement à se reconstruire et vivre son amour, ses nuits resteront à jamais hantées par cet appel des abîmes, au fond desquels errent, solitaires et grandioses, les fantômes d’une vie sans mots, emplie de notes de musique arrachées à la pesanteur du monde.

Titre original : The Piano

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Durée : 117 mn


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