La Dame du vendredi (His Girl Friday, 1940)

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Remarquable, la mécanique de cette « screwball comedy » manière Howard Hawks demeure encore rarement égalée.

Si ce n’était, techniquement, pas encore rendu possible à l’époque, la scène inaugurale de La Dame du vendredi donne pourtant l’impression d’un plan-séquence, avec un travelling au montage quasi-invisible nous invitant à suivre le trajet d’une femme de la sortie de l’ascenseur à la porte d’un bureau. Il s’agit d’Hildegard (Rosalind Russell), bientôt surnommée Hildy, qui débarque tel un ouragan dans la rédaction du Morning Post, traverse le grand open space le front haut, sourire aux lèvres, pour aller frapper à la porte du rédacteur en chef, son ex-mari Walter Burns (Cary Grant). En chemin, elle salue d’anciens collègues, ne s’arrêtant jamais mais distribuant ses « Bonjour  » comme une star enverrait des baisers : elle était, jusqu’à son divorce, l’une des rédactrices star du journal. Le décor est planté d’emblée, La Dame du vendredi sera un film en milieu journalistique, le milieu dépeint tel qu’il existait – et était fantasmé – dans les années 1940 : l’atmosphère y est vibrante et frénétique, les journalistes, manches retroussées, s’attaquent à leurs papiers ; les secrétaires placent des appels ; et on ne voit qu’Hildy – ce sera l’héroïne du film, pas de doute. Déjà les personnages vont vite, très vite, la vie professionnelle donne l’impression d’un grand ballet aussi désordonné que chorégraphié : La Dame du vendredi sera un film d’action, pas de doute non plus.

Cary Grant, royal, joue Walter Burns, rédacteur en chef du journal et parangon d’arrogance, homme truffé de certitudes ne reculant devant rien dès lors qu’il s’agit d’obtenir un scoop. Avant même le début du film, un carton prévient le spectateur : « Tout s’est passé aux "heures sombres" du jeu journalistique – quand, pour un reporter, "obtenir une histoire "pouvait presque justifier un meurtre. À ce propos, vous ne trouverez dans ce film aucune ressemblance avec les hommes et femmes de la presse d’aujourd’hui. » L’assertion est évidemment ironique, Howard Hawks ayant à cœur de mettre à mal une certaine pratique journalistique des scoops et scandales ; une industrie dans laquelle les employés sont prêts à tout pour décrocher le meilleur papier. En témoigne Walter, donc, qu’Hildy a quitté pour une vie plus rangée, moins soumise aux vélléités de gloire éphémère : c’est, du fait, ce qu’elle vient lui annoncer. Elle prendra le train le soir même pour Albany, où elle épousera Bruce, fade agent d’assurance qui lui promet un quotidien de femme au foyer plus reposant. Bruce attendant dans le hall d’entrée, Walter en profite d’entrée de jeu pour les inviter tous deux à déjeuner, et par là même, mettre en place une série de manipulations destinées non seulement à garder Hildy dans son équipe, mais aussi à la récupérer.

 

 

S’il est un chef prêt à tout pour parvenir à ses fins, Walter Burns est aussi un homme parfaitement charmant, dont les manières délicates de gentleman laissent un temps penser que, sous des dehors assurés, il peut aussi être capable d’empathie et de déférence à l’endroit de son ex-femme – le fait qu’il ait les traits de Cary Grant n’y est pas pour rien. Le titre original du film, cependant, lève d’emblée l’ambiguïté : His Girl Friday, qui fait référence à l’esclave Vendredi du Robinson Crusoé (1719) de Daniel Defoe – en cela, parfait contresens du titre français. Car dans son schéma de pensée, Hildy est, bien sûr, son esclave en milieu professionnel : leur affrontement perpétuel, qui fait la force et l’humour décapant du film, n’est finalement qu’un moyen pour elle de s’affranchir de son emprise. Jusqu’à ce qu’il ne lui reste, au final, qu’un choix à double tranchant : poursuivre une carrière à succès – mais éreintante et qui ne lui sied plus tout à fait – ou opter pour la vie domestique – perspective alléchante uniquement de son point de vue à elle, et encore, qu’un temps. Avant de se réengouffrer à pieds joints dans son travail de journaliste en fin de parcours, elle aura cette phrase pour Mollie, prostituée de passage qui lâchera un «-Ce ne sont pas des hommes. – Non, ce sont des journalistes. »

L’échange n’est qu’un des très nombreux exemples des dialogues brillants qui ponctuent le film de bout en bout, succession de tirades et d’engueulades où chacun commence sa ligne sans attendre la fin de celle de l’autre. Le procédé est à l’initiative de Hawks, qui avait demandé à ses acteurs à ce que leurs dialogues se superposent, et à ce qu’ils les débitent le plus rapidement possible. Les échanges verbaux sont, d’ailleurs, ce qui compose finalement la musique de La Dame du vendredi : une sorte de free jazz où il n’y a pas de temps pour la pause, créant ainsi un tourbillon aussi bien physique qu’émotionnel. Ce rythme effréné, qui ne faiblit jamais, fait souvent oublier que le film exclut presque intégralement tout décor extérieur, Hawks confinant ses scènes en intérieur, scène de théâtre sur laquelle il laisse ses comédiens s’ébrouer et faire ce qu’ils veulent, favorisant par ailleurs l’improvisation et une certaine forme de « compétition » entre Cary Grant et Rosalind Russell. Partant, le motif compétitif du scénario devient celui des acteurs, lions lâchés dans une arène où tous les coups sont permis – Russell ira jusqu’à embaucher un concepteur-rédacteur pour lui écrire des textes qu’elle pourrait spontanément utiliser dans ses répliques face à Grant. La méthode leur réussit clairement, chiens fous dont on n’entend parfois même plus les mots mais qui donnent le sentiment de s’amuser autant que nous.

 

Dans le numéro 139 (janvier 1963) des Cahiers du cinéma, le critique Louis Marcorelles dira de La Dame du vendredi qu’il est « le film américain par excellence ». De fait, il compile la plupart des principes d’une construction traditionnelle en studio : double intrigue balançant entre romance et milieu du travail, alternance de plans longs et d’un montage extrêmement cut, doubles entrées en termes de points de vue, décor très corseté et rythme en cascade, entre autres. Que le film soit classique du point de vue de la construction ne l’empêche pas d’offrir une vision extrêmement moderne de la femme aussi tôt qu’au tout début des années 1940. Personnage contrasté et solide s’il en est, celui d’Hildy frappe, toujours aujourd’hui, par la manière dont il évolue à la même hauteur que son équivalent masculin. Cas d’écriture passionnant, puisque qu’Hildy permet à La Dame du vendredi de s’élever au-delà de ses simples ambitions de screwball comedy pour y intégrer des considérations féminines toujours valables, notamment le dilemme opposant la carrière à la vie de famille, qu’on a longtemps interdit aux femmes de penser comme conciliables. Si le film se clôt sur une note romantique qui la ramène in fine dans son rôle d’épouse soumise, la résignation d’Hildy à laisser tomber son nouveau mariage et à reprendre son travail est aussi tragique qu’une simple évidence pour le personnage, bien incapable de prendre un autre chemin qu’un quotidien trépidant.

Il faut, d’ailleurs, rendre tout le mérite à Rosalind Russell, dont on voit mal qui d’autre qu’elle aurait pu jouer si légèrement et si idéalement Hildy. Elle n’était, pourtant, pas le premier choix de Hawks, qui voulait Carole Lombard – la Columbia, en 1940, ne pouvait plus se le permettre financièrement –, tandis que le scénario fut envoyé à Katharine Hepburn, Irene Dunne, Margaret Sullavan et Ginger Rogers, entre autres, qui toutes le refusèrent, ce qui permit à Russell de sauter sur le rôle. Les anecdotes de tournage racontent que, se sentant délaissée par Howard Hawks, elle lui déclara un jour: « Tu ne veux pas de moi, si ? Eh bien, te voilà coincée avec moi, donc autant faire du mieux possible. » La pièce sur laquelle est basé le film, The Front Page (1928), de Ben Hecht et Charles MacArthur, opposait par ailleurs deux personnages masculins. La légende veut que Hawks, à la lecture, n’avait pas de partenaire homme et donna le texte à sa secrétaire, avant de s’écrier : « C’est encore mieux comme ça ! » La Dame du vendredi est, depuis, devenu un point de référence pour la critique de film féministe, en particulier dans l’ouvrage From Reverence to Rape (1974) de Molly Haskell, qui s’y attarde longuement.

Facétieux et hystérique, brillante comédie sur le journalisme, le film rappelle également qu’Howard Hawks a peut-être été le premier, à Hollywood, à mettre femmes et hommes sur un même pied d’égalité.

Titre original : His Girl Friday

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Durée : 92 mn


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