La cuisine et Hitchcock

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Comme la nourriture, il y a toujours de l’appétit pour un film d’Hitchcock, et ce sans craindre l’indigestion!

Boulimique de l’existence, Alfred Hitchcock n’a jamais cessé de conjuguer au quotidien ses deux éternelles passions : le cinéma et la gastronomie. Ce qui peut sembler étrange au premier abord, c’est l’aspect à priori exclusif d’une passion qui, dans le cas du cinéaste, ne fonctionne pas ! Deux passions qui se superposent pourraient s’étouffer… ici elles s’alimentent car, au fond, elles ne sont qu’une seule et même : la gourmandise de la vie ! Un amour des jouissances terrestres qui jaillit à chaque instant, à chaque création. C’est donc tout logiquement qu’Alfred Hitchcock, dans ses films, place les repas à des instants clefs.

Un premier film parlant qui annonce une suite prometteuse : en 1929, dans Chantage (qui bénéficie comme beaucoup d’autres oeuvres d’Hitchcock de la collaboration de l’épouse de ce dernier, Alma), l’héroïne tue un individu en se servant d’un couteau de cuisine. Une punition suprême qui trouve un certain écho dans Psychose (1960). Au moment du déjeuner, Marion Crane, une secrétaire, sacrifie le rituel du repas en lui préférant une partie de jambes en l’air avec son amant Sam dans un hôtel miteux de Phoenix. Plus tard, prenant la fuite sur la route après avoir commis un forfait qu’elle pense irréparable, surgit devant elle l’enseigne du Motel Bates. Un lieu de réconfort et de repos… a priori. À son arrivée, le – diaboliquement-  beau Norman lui offre un sandwich, qu’elle mange comme un moineau, comme si le fait de ne pas intégrer totalement en elle les aliments la mettait déjà du côté de la mort. Mais c’est Madame Bates, dans une scène culte, qui lui fera passer le goût de la luxure, à l’aide d’un couteau (de cuisine?).

Manque d’appétit, manque d’envie, les héroïnes hitchcockiennes traduisent leurs névroses par l’assiette. Pauvre Mme de Winter ! Elle succède à une morte qui a manifestement laissé une empreinte d’outre-tombe sur les employés de la maison. Dans Rebecca (1940), la nouvelle Mme de Winter, malgré la quantité de mets présents sur le menu quotidien, picore dans son assiette. Elle ne dévore pas la vie à pleines dents… Pourtant, son premier rendez-vous amoureux avec Max de Winter se fait à l’occasion d’un déjeuner. Dommage ! Cela avait bien commencé…

Des repas préparés, juste scrutés et jamais ingurgités, c’est aussi le quotidien de l’inspecteur chef Oxford. Sa charmante épouse lui concocte d’étranges petits plats, essais culinaires non transformés : elle devrait abandonner ses cours de cuisine à la Continental School of Gourmet Cooking. Son mari ne rêve que d’oeufs au bacon, là où son épouse lui afflige des soupes de poissons aux ingrédients douteux. C’est cependant au cours de ces étranges dégustations que l’inspecteur, avec l’aide de sa dame qui ne manque pas de bon sens, mettra fin à ce qui aurait pu être une erreur judiciaire. Dans Frenzy (1972), son avant-dernier film, Hitchcock brosse le portrait d’un Londres enchanteur qui n’est pas sans lui rappeler ses propres souvenirs d’enfance. Le marché de Covent Garden, lieu clé du film, évoque celui sur lequel officie la jeune Eliza Doolittle de My Fair Lady (George Cukor, 1964). En somme, un film pour les gastronomes !

 

Hitchcock aimait Londres, New-York… Dans La corde (1948), l’arrière-plan offre aux regards des invités de la soirée une magnifique vue sur Manhattan. Un environnement qui dissimule tant bien que mal une réalité plus concrète : dans le coffre qui sert de table à un cocktail dînatoire, se trouve un cadavre encore chaud. La nourriture des vers de terre en dessous de celle des hommes, un ironique coup du sort de la chaîne alimentaire !
Hitchcock aimait un peu Los Angeles, beaucoup San Francisco… en tous les cas il aimait faire voyager ses potentiels spectateurs. Dans La mort aux trousses (1959), l’intrigue se balade du bar de l’hôtel Plaza à New-York, au « self-service » du Mont Rushmore, via Chicago. Les cachettes dans les lieux publiques (et culinaires) sont toujours les plus efficaces. Et c’est ce qui sauvera notre héros…

A l’instar des «dîners» dans les road-movies, le passage à table, que ce soit lors d’un pique-nique ou d’un dîner familial, est une étape obligatoire, voire un rituel dans les films d’Alfred Hitchcock. A cette convivialité se mêlent, se dénouent ou se profilent romances, crimes et manigances. Hitchcock, fin gourmet et gourmand reconnu, ne cessa de varier et d’agrémenter ses films de ces moments culinaires qui ont donné naissance à des scènes mémorables.

Le cinéaste anglais ne livra jamais la recette pour cuisiner un cadavre ou les ingrédients de son suspens ; en revanche, il accorda aux criminels et aux enquêteurs d’un film le médium étendu de l’art culinaire, des ustensiles à la salle à manger. Dans ses films, Alfred Hitchcock concocte des rebondissements ou moments-clés à chaque scène de repas, pour permettre une progression dramatique cohérente. Dans Agent Secret/Sabotage, le premier repas des époux Verloc est interrompu par Ted Spencer, agent secret infiltré et utilisant pour couverture le métier de primeuriste. Son étal, qui a pignon sur rue, lui permet d’étudier les va-et-viens de Monsieur Verloc, mais aussi de séduire sa femme. C’est chez Simpsons, restaurant chic de Londres, qu’il l’invite et manque de ruiner sa couverture. Mais la scène la plus magistrale, celle du dénouement, a lieu lors d’un énième dîner où la récurrence des «choux carbonisés» annonce l’usure du couple et la mort programmée du mari. Mrs Verloc, visage livide, s’apprête à servir les assiettes de son frère et de son mari mais hésite, lâche le couteau de cuisine pour un couvert classique, puis le reprend avant d’asséner le coup fatal. Les repas sont des passages pour créer les tensions et les dénouements, mais aussi nouer les intrigues et servir de transition.

 

Dans L’homme qui en savait trop/The Man Who Know Too Much, le garçon d’hôtel apporte le repas du fils, Hank, qui sera kidnappé. De la mélodie « Que sera, sera » chantée par le fils et la mère, le film tend vers la personnalité mystérieuse et intrigante de Monsieur Bernard, qui entraînera la course du couple MacKenna pour retrouver Hank du Maroc jusqu’en Angleterre. L’entrée du garçon entraîne une récurrence du médium décor. En effet, dans la même pièce (la chambre d’hôtel), à quelques minutes d’intervalle, la deuxième ouverture de porte présente l’homme de main, visage émacié, qui terrifie Mr Bernard et le rappelle à l’ordre simplement par le regard. La séquence suivante, dans le restaurant marocain, introduit le couple Drayton, futur détenteur de leur fils. De la présentation de la famille MacKenna à l’attrait plaisant d’un voyage touristique, les repas mettent en place l’élément perturbateur. Rien n’est anodin chez Hitchcock. Mêlant plaisir et indice dramatique, les repas détournent l’attention de toute menace et marquent durablement le spectateur, grâce à un système de références quotidiennes. Les repas sont des images-présences, mémorielles. Le spectateur n’oublie pas l’inconfortable séquence de repas dans le restaurant marocain, ou le pique-nique sur les hauteurs de Monaco dans La Main au Collet, où Frances Stevens (Grace Kelly) annonce qu’elle succombe au Chat, suspect n°1 du moment.

Ancré dans une tradition de savoir-vivre, le repas est le moment convivial par excellence, où se réunissent les membres d’une même famille ou des amis. Tous suspects, ils s’observent, se dévisagent, comme dans La Main au collet/To Catch a Thief où, lors d’un apéritif, Frances Stevens dévisage John Robie qu’elle reconnaît comme étant Le Chat. Cette disposition se présente de manière similaire dans les romans de Agatha Christie, et par conséquent dans les récents films de Pascal Thomas. Outre les scènes de repas suspicieux, ou de thé (L’heure Zéro) au cours desquels s’invitent les policiers, il n’est pas un hasard si Prudence Beresford (Catherine Frot) s’infiltre chez les Charpentier en tant que cuisinière (Le crime est notre affaire). Semble se dessiner une ligne directe, un thème commun dans les polars anglais. La cuisine : lieu anodin, de passage, d’ écoute et de oui-dire, en quelque sorte les coulisses. La salle à manger ou le restaurant : lieu d’observation mutuelle et d’infiltration du coupable, c’est-à-dire la scène, le spectacle. Sans aucun doute, Fenêtre sur cour est le film où le repas tient une place primordiale et qui accorde surtout, par sa conception, la fourchette au spectateur.

Film adulé par les jeunes turcs de la Nouvelle Vague : Claude Chabrol décrit l’autre côté de la cour, là où se pose le regard de James Stewart, comme « l’écran des projections multiples d’un héros physiquement empêché ». Prisonnier d’une jambe dans le plâtre, Jeff (James Stewart) se passionne pour le quotidien de ses voisins, il regarde le spectacle orchestré sous ses yeux. Les petites fenêtres rappellent les photogrammes de la pellicule et offrent des vignettes variées : un couple de jeunes mariés, une femme esseulée, une danseuse collectionnant les amants et le fameux mari, assassin de sa femme. Immergeant toujours le crime dans le quotidien, Fenêtre sur cour/Rear Window permet au spectateur de devenir acteur, manipulateur de l’intrigue, du suspense et de la mise en scène. Une intrigue toujours rythmée par la cuisine…

Dans ce film de 1955, au fur à mesure de l’avancée de l’intrigue, les repas, plutôt que de se raréfier, deviennent appropriés. Après la présentation de Jeff, de son immobilité et de sa vue incontournable sur la cour de son immeuble, l’arrivée de Grace Kelly est accompagnée d’un dîner de chez Maxim’s. La nuit, Jeff, captivé, pour ne pas perdre une miette des pérégrinations suspectes de son voisin, mange un sandwich, avale une bouchée avant de la troquer contre son appareil photo. Au petit déjeuner, Jeff, ayant veillé toute la nuit, téléphone à un vieil ami policier. A l’approche du dénouement, Lisa Carol Fremont met au profit du crime son intuition féminine lors d’un apéritif, face-à-face avec ce même policier. Le crime se clarifie : le voisin est coupable.

Dans le cinéma actuel, américain essentiellement, les « take away » semblent avoir détrôné les dîners cloisonnés entre quatre murs. Désormais, partout peuvent errer les protagonistes d’un cinéma mondial où la gastronomie se ressemble, rattrapée par la globalisation. L’ouverture des studios et l’impact de la Nouvelle Vague ont accordé la primauté aux décors extérieurs. Ainsi, la nourriture reste active dans les films, mais circule de mains en mains, sans fourchette ni assiette, à l’exception des espaces réservés au pauses volontaires ou improvisées : les restaurants.


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