La Cité sans voiles

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Prototype matriciel du «noir procédural», «La cité sans voiles» fraye la voie vers un courant néo-réaliste semi-documentaire issu de l’immédiat après-guerre. Drapée sous une chape nocturne, la métropole new-yorkaise bruisse de mille faits divers crapuleux. Le jour venu, à l’été 1947, la brigade des homicides dont le bureau est la rue, bat le pavé brûlant des artères populeuses pour les élucider.

« Ce qui me fascine est d’approcher le plus possible de la vérité sans concessions et je pense l’avoir trouvée dans le style documentaire. » Jules Dassin

L’entêtement inquisitorial pour confondre la brutalité du crime crapuleux

La carrière de Jules Dassin est très directement influencée parsa vision semi-documentaire novatrice et le néo-réalisme rugueux de ses films noirs. Sa sensibilité particulière de juif immigré new-yorkais imprime une clairvoyance lucide dans sa perception identificatrice de la métropole à l’aube de son efflorescence. En s’immergeant dans la nuit new-yorkaise, le réalisateur de Du rififi chez les hommes fait surgir une ville aux fulgurances insoupçonnées, enserrée dans une architecture particulièrement agressive et une texture dissolue. Entre les appartements meublés de l’East Side, les quartiers déshérités et les appartements sans ascenseurs du Lower East Side mais aussi les ponts et gratte-ciels de Manhattan….

Autopsie de la scène du crime new-yorkais

A l’origine, le déclic de ce film d’investigation policière est photographique. Le travail de photojournaliste d’Arthur Fellig, dit «Weegee», autopsie les crimes de rue new-yorkais avec toute la sécheresse d’un rapport de police. Son flash à lampes crépite par effraction sur autant de tranches de vie anonymes qu’il « immortalise » dans un instantané blafard ; allant jusqu’à brûler la politesse à la police sur le lieu du délit criminel grâce à un émetteur-récepteur branché sur les ondes des patrouilles.

Tout au long des années de la Dépression et jusque dans le désenchantement de l’immédiat après-guerre, Weegee mitraille à tout va l’asphalte new-yorkais. Avec l’expertise d’un reporteur photographe, sorte de « contrebandier d’images funestes », il se tient à l’affût, prompt à ramener des clichés spectaculaires. Ce faisant, il n’omet jamais de prendre le champ-contrechamp du fait divers pour titiller la curiosité malsaine du badaud. Les chiens écrasés et les mains courantes policières de l’East side et du Lower east side contribuent à étancher la soif inextinguible de «sensationnel » du public au-travers de tabloïds toujours en mal de récits macabres.

Patrouillant dans sa voiture qui lui sert tantôt de maison, de planque et de bureau, Weegee traque le crime et «emboîte les roues » de sa voiture dans le sillage des rondes de police routinières pour se trouver devant le « corpus delicti » avant tout le monde. Le voyeurisme du public de l’époque, avide de sensations fortes, se repaît d’une réalité crue que Weegee habille de lumière granitique.

 

Un docu-fiction sans fards habillé d’une lumière granitique

Le film de Jules Dassin s’inspire de cette matière factuelle des photos de Weegee pour bâtir un récit organique sur le travail de terrain ténu et harassant d’une brigade des homicides new-yorkaise. Il recoupe patiemment deux faits divers qu’à priori aucun faisceau de preuve ne relie entre eux. Ces derniers échoient sur le bureau de la brigade du Lower East Side, un quartier déshérité de New York qui est le théâtre de toutes sortes d’exactions de la pègre.

La trouvaille du cinéaste blacklisté pour ses convictions communistes est d’immerger l’intrigue policière dans le décor urbain réel de la ville-monde afin de capter l’affairement voyeuriste de la cohue des curieux et cette fascination morbide qu’elle dénote et exerce sur la scène du crime. Paradoxalement, et c’est ce qui fait le caractère unique de cette docu-fiction, le cinéaste gomme tout sensationnalisme qu’il relaie par le truchement des manchettes de la presse à scandales.

Le réalisateur des Forbans de la nuit (1950) nous plonge dans une exploration kaléidoscopique de New-York entre les appartements meublés du « East Side » et les quartiers pauvres du « Lower East Side » dont le pont Williamsburg et son armature caractéristique de fonte en croisillons constitue la ligne de partage ; offrant une vue imprenable de la «grosse pomme ».

Les enquêteurs du bureau des homicides emmenés par l’inénarrable vétéran Muldon, Barry Fitgerald, qui retrouvera un rôle similaire dans Midi, gare centrale de Rudolph Maté (1950) et son jeune adjoint novice Haloran, Don Taylor, s’évertuent de faire la lumière sur deux crimes presque concomitants dont la justification peu plausible est surtout là pour donner le change. Les faits divers s’étalent au grand jour à la une des journaux à partir d’un faisceau d’indices concordants qui permettent aux policiers de remonter la filière d’un gang de voleurs de bijoux. Poussive, l’enquête piétine laborieusement sur de fausses pistes pour culminer dans une séquence-poursuite d’anthologie en montage alterné qui devait inspirer, un an plus tard, Chien enragé d’Akira Kurosawa et, par la suite, French connection de William Friedkin.

New York, été 1947, huit millions de pouls battent à l’unisson…

De guerre lasse, le pouvoir de la ténacité l’emporte qui permet de démanteler les agissements du « Milieu ». Le paysage urbain de New York se mue en une entité héroïque. Tous ces anonymes qui se fondent dans la foule recèlent des vies propres et la « ville-monde » résonne des battements de huit millions de pouls.

La traque de la vérité se fait sur le théâtre vivant d’une ville bourdonnante comme une ruche que des policiers arpentent inlassablement en tous sens posant des centaines de questions pour obtenir une réponse ténue.

Imprécatoire et sarcastique, la voix off agissante du narrateur…

La narration rocailleuse et râpeuse de la voix off récitante endossée par le chroniqueur-producteur Mark Hellinger vient démentir la réalité des extérieurs en apostrophant complaisamment les anonymes new-yorkais parmi les huit millions d’âmes que compte la cité en 1948 et les acteurs qui font étrangement figure de seconds rôles. Cette voix agissante et verbeuse, imprécatoire et sarcastique par endroits, rythme le récit comme le « deus ex machina » omniscient et sentencieux qui infléchit le cours de l’enquête policière.

 

 

 La cité sans voiles : un film policier noir « pilote »

Le « noir procédural » de Jules Dassin ou bien plutôt ce qui devait en subsister, car il fut copieusement amputé et édulcoré selon le bon vouloir de Mark Hellinger, son producteur-narrateur et des pontes d’Hollywood, culmine dans une course-poursuite effrénée, morceau de bravoure insurpassé où la brigade accule le truand acrobate (Ted de Corsia) pour le prendre définitivement au piège au faîte du pont de Williamsburg d’où il chute vertigineusement.

Entièrement tourné en décors réels intérieurs et extérieurs, de rues populeuses égayées par des jeux d’enfants, d’échoppes et d’appartements meublés, de commissariats de quartier principalement localisés dans le Low East Side de Manhattan, le film restitue, par l’oeil acerbe de la caméra cachée du directeur de la photographie William Daniels, la fébrilité, le tohu-bohu et l’agitation effervescente de la métropole new-yorkaise de l’époque. Il multiplie les scènes de rues atypiques, investit les locaux de police, les appartements sans ascenseurs (walkups) et leurs escaliers de service extérieurs vertigineux, décor obligé du film noir.

La narration râpeuse et sarcastique de la voix off récitante de Mark Hellinger vient démentir, omnisciente et agissante, la réalité des extérieurs tout en apostrophant les acteurs comme si elle était leur «conscience intérieure», ruminant, impulsant ce qu’ils doivent faire. Un procédé narratif percutant que systématisera en 1961 Allen Baron dans Blast of silence (Baby Boy Frankie).

Dans La cité sans voiles, Dassin s’immerge dans la foule new-yorkaise bruyante et tumultueuse d’anonymes vaquant à leurs occupations. La ville enfiévrée frémit d’activités routinières comme une ruche bourdonnante qu’arpentent en tous sens huit millions d’êtres humains.

Les inspecteurs vertueux de la brigade des homicides font corps avec ces anonymes dans un porte à porte éreintant. Ils s’évertuent de faire toute la vérité en recoupant fastidieusement de minces indices concordants qui leur permettent de remonter la filière d’un gang de voleurs de bijoux.

Sans qu’on en saisisse toutes les motivations souterraines, l’enquête s’enclenche mécaniquement à partir du crime crapuleux d’un modèle maquillé en suicide par noyade dans sa baignoire. Le sensationnalisme du meurtre s’étale sur toutes les manchettes, prétexte à une battue des quartiers de la ville; car un voleur de bijoux éméché est assassiné dans le même temps. Mis sur l’affaire, tous les inspecteurs de la brigade des homicides se déploient pour quadriller la métropole et la passer au peigne fin dans une traque méticuleuse des malfrats aux ramifications insoupçonnées.

Tout concourt à planter une toile de fond réaliste.Les rues surpeuplées du Lower East Side dégorgent leurs flots compacts et ininterrompus de banlieusards se rendant au travail;serrés comme des sardines dans les transports selon un trajet journalier. Les gratte-ciels de Manhattan s’élancent majestueusement et de façon inquiétante dans le ciel new-yorkais. Le métro aérien squelettique se déroule comme une longue chenille insinuante dans laquelle le malfrat peut se fondre dans un anonymat commode. La charpente caractéristique du pont de Williamsburg est le point d’orgue d’une traque fébrile. Le narrateur complaisamment verbeux laisse planer de sa voix nasillarde l’idée que la ville broyeuse est une meurtrière tentaculaire.

La cité sans voiles déroule un récit périphérique avec des personnages secondaires. Le film pose en germe les prémices de ce qui constituera, deux ans plus tard, le chef d’oeuvre noir de Jules Dassin : Les forbans de la nuit.

Titre original : Naked city

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Durée : 96 mn


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