Kathryn Bigelow, The Time has come

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Grande gagnante des Oscars et première femme à récolter celui du Meilleur réalisateur pour « Démineurs », Kathryn Bigelow s’est frayée un chemin à coups de cocktails Molotov dans l’univers exclusivement masculin du film d’action.

« Je ne peux pas changer de sexe et je refuse d’arrêter de faire des films ». Voilà comment Kathryn Bigelow clarifie son statut quasiment unique de femme réalisatrice, auteur de métrages frontaux, violents et virils. Et si elle est aujourd’hui portée aux nues par la critique, et que Démineurs monopolise toutes les récompenses du moment, c’est au prix d’une filmographie jusque-là ignorée, pourtant constituée d’œuvres fortes et viscérales mais qui n’ont trouvée ni leur public ni leur soutien médiatique.

Tout commence à la fin des années 70, la future réalisatrice évolue dans le milieu de la peinture artistique lorsqu’elle décide de se lancer dans le septième art, après avoir suivi des cours théoriques de cinéma à l’Université Columbia. Elle réalise alors The Set-Up, un premier court métrage qui se fait remarquer par sa violence déconcertante. Bigelow cosigne dès 1982 The Loveless, son premier long, aux côtés de Monty Montgoméry (qui travaillera plus tard avec David Lynch en tant que producteur). Inédit en France et passablement ignoré ailleurs, The Loveless, film de bikers sur fond de Rockabilly contribue cependant à faire connaître Willem Dafoe, à peine aperçu dans La Porte du Paradis de Michael Cimino deux ans plus tôt.

 

Cinq années après l’échec de The Loveless, Kathryn Bigelow réitère l’exercice, seule cette fois, en réalisant un authentique chef-d’œuvre du fantastique avec Aux frontières de l’aube, film de vampires crépusculaire et fiévreux qui s’empare de son sujet pour en redéfinir le mythe et moderniser ses enjeux. Celui-ci pose d’emblée les thématiques, les obsessions et l’esthétique qui vont construire le cinéma de Bigelow et en garantir sa spécificité. Déjà influencée par le cinéma de Cameron avec qui elle partage sa fascination pour la virilité (et son questionnement) ainsi que son perfectionnisme technique, la jeune réalisatrice décide de reprendre une partie des belliqueux marines d’Aliens le retour (Bill Paxton, Lance Henriksen et Jenette « Vasquez » Golstein) pour en faire une meute de vampires errants à travers le désert américain. Anticipant largement le Vampires de Carpenter, Bigelow applique à son film un traitement proche du western où des créatures junkies en proie au manque de sang cherchent chacun une issue à leur propre statut. Violent, romantique, bad-ass, intimiste, Aux frontières de l’aube est déjà le manifeste du cinéma de Bigelow et deviendra culte grâce à son ambiance unique tout en se ramassant considérablement lors de sa sortie en salle.

En 1989, elle épouse James Cameron avec qui elle restera très proche même après leur rupture deux ans plus tard, et sort Blue Steel avec Jamie Lee Curtis en jeune femme flic qui tombe amoureuse d’un psychopathe fasciné par le pouvoir que lui procure son flingue. Thriller plus classique dans sa forme et moins ambitieux qu’Aux frontières de l’aube, Blue Steel est le seul film de Bigelow porté par un personnage féminin. Rien à voir avec Point Break-Extrême limite produit par Cameron qui deviendra par la suite le film le plus connu de la réalisatrice, sans doute pas dupe de la bêtise du scénario original qui s’accorde pourtant très bien avec les thématiques qui lui sont chères. Amitié et rivalité masculines sur fond de surf et de braquages, voilà le programme pétaradant offert par Point Break qui surenchérit avec la présence de Keanu Reeves et Patrick Schwayze, poseurs, caricaturaux mais attachants. Totalement dépendants à l’adrénaline, les deux personnages entraînent le spectateur dans leur addiction, puisque tous souffrent du même mal, à savoir la recherche exponentielle de sensations fortes. Le film est surtout pour Kathryn Bigelow un magnifique terrain de jeu puisque profitant d’un budget confortable (24 millions d’euros), il permet à la réalisatrice d’expérimenter de grosses scènes d’action notamment une superbe course poursuite à la steadycam. Encore une fois le film est un échec lors de sa sortie en salle mais deviendra culte lui aussi des années plus tard.

 

Ayant entrevu avec ses films précédents les possibilités offertes par la mise en scène et la technologie pour créer de véritables expériences sensorielles, Bigelow se lance en 1995 dans un projet dantesque avec Strange Days, métrage d’anticipation exceptionnel. Ecrit et produit par Cameron lui-même (par le biais de sa compagnie Lightstorm Entertainment), Strange Days est conduit par la réalisatrice avec une vélocité folle, une violence libertaire et un discours méta-cinématographique profond. Dans un futur décadent et cyberpunk, il est possible de vivre des moments vécus par d’autres personnes grâce à une technologie qui recrée toutes les sensations liées à cette expérience. Cette pratique agit comme une drogue dure sur une partie de la population puisqu’elle permet de ressentir des émotions intenses sans sortir de chez soi. Le parallèle avec le cinéma sensoriel qu’affectionne Bigelow est évident et permet un rapport avec le spectateur particulièrement ludique et immersif, comme en témoigne la merveilleuse scène d’introduction, shootée en vue subjective et en plan séquence. Le spectateur assiste à un braquage qui tourne mal jusqu’à la mort du bandit relayant le point de vue. Incroyablement dynamique et flirtant avec l’immersion des jeux vidéo modernes (la course sur le toit de l’immeuble correspond au détail prêt à ce que nous offrira Mirror’s Edge treize ans plus tard), cette introduction illustre à merveille les morceaux de bravoure dont Bigelow est capable et nous gratifie pendant plus de deux heures.

L’échec de Strange Days sera retentissant, le plus gros bide de sa carrière malgré la présence de James Cameron au générique. Kathryn Bigelow est alors mise au placard et ne tournera plus de long métrage avant l’an 2000, pendant cette période elle réalise des épisodes de la série Homicide. Le Poids de l’eau et K-19 : le piège des profondeurs sortiront la même année en France, tous deux armés d’un solide casting. Le premier, avec Sean Penn est un thriller intimiste qui enferme ses personnages sur une petite île tandis que le second joue davantage sur la claustrophobie en faisant cohabiter Harrison Ford et Liam Neeson à l’intérieur d’un sous-marin russe. Fort d’un budget colossal de 100 millions de dollars, Bigelow prend d’énormes risques sur K-19 en adoptant un point de vue uniquement russe avec accent obligatoire pour tous les acteurs, y comprit Harrison Ford, erreur de casting notable. Parfois maladroit, notamment la scène finale, inutile et ratée, le film arrive cependant à instaurer une tension palpable et dresse un brouillon narratif du futur Démineurs. Bigelow laisse ainsi de côté les enjeux historiques de la Guerre froide pour se concentrer sur ses personnages à la fois héroïques, sacrificiels et empreints de cette folie propre à tous les protagonistes filmés par la réalisatrice. L’échec du métrage éloignera une nouvelle fois cette dernière des salles obscures puisqu’elle retournera sur les plateaux des séries télés et réalisera même un court métrage promotionnel à gros budget, intitulé Mission Zéro, pour la marque automobile Firelli avec Uma Thurman dans le rôle principal.

 

Avec Démineurs, Kathryn Bigelow enfonce toutes les portes en recevant l’Oscar et le Bafta du meilleur réalisateur. Une première pour une femme, et une première pour un film ayant rapporté aussi peu d’argent au box-office américain, d’autant que, ironie du sort, elle vole toutes les récompenses au film de son ex-mari, le plus couteux et le plus rentable de l’histoire du cinéma. Démineurs ne s’embarrasse pourtant pas des habituels poncifs sur la Guerre en Irak en occultant totalement la globalité du conflit, préférant encore une fois ses personnages et sa mise en scène nerveuse, sensorielle et productrice de sens.

Aujourd’hui sur le point d’être enfin reconnue comme un auteur à part entière, Kathryn Bigelow fait partie des très rares cinéastes à pouvoir imposer son point de vue sur tous les types de projets en y injectant sa passion frondeuse pour un septième art musclé, tapageur mais profondément humain et intime. Retirant toute prétention à son œuvre, tout jugement sur ses personnages, Bigelow se pose en observatrice fébrile et attentive d’une humanité paradoxale dont il faut accepter les contradictions. La réalisatrice a peut-être payé son absence de cynisme et son jusqu’auboutisme dans la conduite de ses projets, et attend encore un vrai succès public pour parachever sa carrière.


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