Joris Ivens, le cinéaste fou

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Arte n´en finit pas de nous éclairer. Après le coffret Cinéastes Africains, voici une belle lumière, légèrement militantisme et sacrément cinématographique, qui répond au doux nom de Joris Ivens. A voir d´urgence !

Toujours un émerveillement de se retrouver devant une filmographie aussi riche et aventureuse que celle de Joris Ivens. Malheureusement inconnu parmi la nouvelle génération de trublions des salles obscures. Hollandais de naissance, né à la fin du 19e siècles, ce gaillard prit très vite goût pour le cinéma avec l’acquisition d’une caméra que son père lui offrit alors qu’il n’était qu’un petiot érudit. L’un de ses premiers films, La Flèche ardente, tourné à l’âge de 11 ans présentait déjà un décor naturel dans lequel évoluaient (s’agitaient serait le mot approprié) des membres de sa famille grimés en Indiens et en cow-boys.
« […] En 1911, j’avais treize ans. Cette année-là, je me suis brusquement pris d’intérêt pour une sorte de gros cube en bois verni agrémenté d’une manivelle sur un côté et d’un verre d’optique sur un autre… lorsque l’assistant de mon père m’eut fait comprendre que cette boîte n’était pas autre chose qu’une caméra, et qu’il suffisait d’y placer un rouleau de pellicule et de tourner la manivelle pour lui redonner tout son sens, j’avais tout de suite pensé : « Mais si la machine est là, on peut faire un film… ». Mon premier film, c’est une histoire d’indiens évidemment »
Ce qui frappe chez Ivens, période muette, c’est sa façon de « prendre » la vie sous des détails minimes quasi mystiques. Lorsqu’on regarde deux de ses films, Le Pont et La Pluie, on ne peut qu’être surpris par l’aptitude d’Ivens à vouloir présenter une certaine mécanique des sentiments qui se traduit par un pont de Rotterdam filmé sous tous les angles ou bien un léger penchant pour le gigantisme des choses qui deviennent de très belles prises de vues sur l’humain qui ne cesse de vouloir aller plus haut.

     

La période 1934 – 1940 de Joris Ivens est comme toujours très engagée. Les partis-pris animent ces réalisations, la subjectivité d’un libre esprit décloisonne le propos et le fait atteindre les sphères du militantisme. Borinage (1934), Terre d’Espagne (1937), Les 400 millions (1939) ou L’Electrification et la Terre (1940) humilient tous à leur façon les documentaires contemporains dans leur traitement symbolique et imagé, tantôt léger tantôt grave. Avec Borinage, le cinéaste hollandais plonge dans la misère des mineurs dans la Province du Hainaut. L’instinct de survie imprime la pellicule alors que, devant la caméra, l’inégalité et l’injustice secouent frénétiquement et sauvagement leurs corps violents. Terre d’Espagne glisse sur le lyrisme et la poésie des images servies par la narration d’Ernest Hemingway. Les étendues espagnoles nimbées de soleil et les paysans travaillant une terre asséchée servent de contrepoint à l’agonie de la guerre civile. Le regard du cinéaste s’affranchit des diktats de la convention et le documentaire (tourné à l’initiative d’un groupe d’intellectuels américains pour soutenir la République Espagnole) devient alors un véritable acte de conscience, engagé, personnel et surtout vécu. C’est la coexistence de deux réalités en temps de guerre : celle des soldats guidés par un idéal et celle de paysans courageux luttant contre les éléments naturels pour faire vivre une population en déperdition.
Sous des atours presque publicitaires et promotionnels (film commandité par le Ministère de l’Agriculture américain), l’électrification et la terre scénarise la vie de paysans américains avant et après l’arrivé de la fée électricité. Sans être chichiteux, le documentaire fait exploser devant nos yeux la réalité d’une époque difficile qui contraste avec l’extrême machinisme de notre société postmoderne.

Deux courts-métrages ont tout particulièrement attiré notre attention dans ce troisième DVD à savoir La Seine a rencontré Paris et …A Valparaiso et ce, pour des raisons totalement différentes.
Si la poésie n’est jamais absente des commentaires des documentaires de Joris Ivens, cette poésie est plus clairement exprimée dans La Seine a rencontré Paris. Ce sont en effet des textes de Prévert qui viennent accompagner (merveilleusement déclamés par Reggiani) les images des bords de Seine. Ce court métrage est frais ; poésie, beauté, légèreté s’y côtoient. Si les commentaires sont poésie, l’image s’en réclame également. On « virevolte » à la rencontre de passants que l’on quitte rapidement ; on observe une activité puis une autre ; de ces amoureux qui s’embrassent à ces enfants qui jouent, cette jeune modèle qui pose. De rencontres en rencontres, aussi fugaces soient-elles, on se laisse porter dans un tourbillon d’images porteuses de fraicheur, de légèreté, de douce insouciance.
…A Valparaiso est particulièrement intéressant sur le plan esthétique. On y découvre un réel microcosme ; toutes ces habitations les unes sur les autres, ces formes géométriques. On est happé par un univers que l’on ne connaît pas ; fasciné par ce qui est porté à l’écran, on s’immerge totalement dans la vie d’un quartier. Le phénomène urbain y est approché de manière particulièrement intéressante et à la poésie des images s’accole un militantisme évident.

 
     

Ainsi, chaque documentaire de Joris Ivens est une découverte toute particulière. Il est fascinant d’observer que chacun est intéressant pour une chose différente. L’Indonésie appelle, quand à lui, est particulièrement intéressant pour ce qu’il raconte, ce qu’il amène à connaître : la grève des dockers indonésiens, mouvement mis en œuvre pour réclamer l’indépendance du pays.
Chaque film est différent et apporte toujours plus au spectateur – poésie, esthétique, analyse, légèreté, profondeur. Les films de Joris Ivens semblent ainsi constituer un merveilleux éventail de ce que le cinéma documentaire peut offrir de mieux.

L’œuvre testamentaire, Une histoire de vent (1989), de Joris Ivens se redécouvre à chaque visionnage. Comment réaliser un documentaire qui emprunte à la fiction ses plus belles lettres de noblesse ? Comment capter l’inénarrable d’une culture chinoise qui ne se satisfait jamais de l’occidentalisme ? Comment expliquer les différences culturelles par l’image, le lyrisme et les envolées fantaisistes qui prennent sens dans un pastel de mythes et de traditions ? Une histoire de vent invente une nouvelle façon de faire du cinéma. Joris Ivens y mêle souvenirs, réflexions sur fond de recherche utopique pour capturer ce vent, multiple et symbolique, tandis que l’ironie enrobe chaque propos. Ce cinéma déstabilise par tant de modernité narrative et formelle et ouvre un nouvel espace cinématographique, malheureusement très peu investi de nos jours.


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