Le Nouvel An approche et les ateliers textiles de Zhili sont quasi-déserts. Les quelques ouvriers qui restent peinent à se faire payer avant de partir. Des rives du Yangtze aux montagnes du Yunnan, tout le monde rentre célébrer la nouvelle année dans sa ville natale. Au cœur de ce retour, deux récits personnels se dessinent : Shi Wei, qui célèbre son mariage pendant les festivités, et Fang Lingping, qui, après s’être unie, accompagne son mari, un ancien informaticien, à Zhili.

Dans Jeunesse (Retour au pays), dernier volet de la trilogie documentaire épique et sociologique de Wang Bing sur le commerce du vêtement chinois à son niveau industriel le plus rude et élémentaire, les affaires continuent comme d’habitude, avec des salaires bas et incertains, des conditions de vie plus que spartiates, avec une cohorte de jeunes travailleurs face à un avenir inquiétant. La différence dans cet épisode, plus court d’une heure que les deux parties précédentes, est que les travailleurs passent plus de temps à l’extérieur pour rendre visite à leur famille, même si le sous-titre -retour au pays- soit ambigu, car les ouvriers semblent toujours revenir dans les ateliers de Zhili, comme si cet endroit constituait leur véritable foyer dont ils ne pourraient finalement et malheureusement jamais s’échapper.
Tourné entre 2014 et 2019, le projet Jeunesse, d’une durée totale de près de 10 heures, s’achève avec ce film, après les chapitres Printemps et Les Tourments. Dans l’ensemble, la trilogie s’impose comme un modèle et un monument du documentaire contemporain et sera largement commentée, à notre avis, par les historiens du genre, même si les thèmes et problématiques volontairement récurrents du projet exigeront des spectateurs assidus une patience à la hauteur de celle de Wang et de son équipe. Printemps fut le plus joyeux des trois films, montrant les ouvriers arrivant et s’activant devant leurs machines, chantant souvent sur de la musique pop et parlant d’amour. Les Tourments, qui couvre les mois d’hiver, les montre luttant pour être payés par des patrons qui quittent la ville ou tentent de faire baisser les salaires. Les ouvriers commencent à s’organiser, mais c’est une lutte aux chances de victoire limitées.
Retour au pays permet en outre aux couples d’être mis en valeur et en lumière, loin de l’environnement écrasant des ateliers. La longue section centrale du film montre plusieurs ouvriers rentrant chez eux dans différentes régions du pays pour célébrer le Nouvel An chinois. Une jeune femme nommée Dong Minyan et son mari Mu Fei, tous deux originaires de la province du Yunnan, dans le sud-ouest de la Chine, voyagent dans un train aux couloirs aussi exigus que leur lieu de travail. En chemin, on perçoit leur épuisement. Nous rencontrons ensuite le père de Mu Fei, récemment diagnostiqué tuberculeux, et sa mère, qui s’effondre devant la caméra, profondément bouleversée par les problèmes de santé et d’argent de la famille, sans doute le passage le plus émouvant de la trilogie. Dong Minyan elle-même s’adresse directement à la personne derrière la caméra, lui avouant son désespoir ; loin de la foule et des couloirs de Zhili, cet épisode permet véritablement à ces êtres humains, et non plus des travailleurs, de se confier.

D’autres séquences sont plus joyeuses, notamment le cortège nuptial d’un autre jeune couple, ponctué de feux d’artifice, ainsi qu’une cérémonie du Nouvel An dans la province de l’Anhui (la légende ironique indique : « Nouvel An 2016 – Fête du Dieu de la Prospérité »). Ailleurs, dans une ville proche du fleuve Yangtze, une famille dîne sous une image bien visible et centrale du président Mao, l’une des seules séquences de la trilogie où Wang nous invite directement à réfléchir à l’héritage de l’histoire de la Chine. La fête se termine après le banquet de mariage d’une autre femme, Fang Lingping, dont le mari la raccompagne à Zhili et s’engage comme ouvrier du vêtement, peinant à apprendre les techniques de production (les tensions entre sa femme, plus douée, et lui, devenant bientôt évidentes). Dans cette dernière heure du film, nous retrouvons cette ville familière et déprimante, alors qu’une nouvelle génération de jeunes qui arrive en quête d’un emploi : on voit rapidement leur enthousiasme juvénile s’estomper tandis que la structure cyclique du film reprend ses droits, faisant écho au travail acharné et épuisant de la machinerie de Zhili.

Les films de Wang ont cette force de nous immerger dans une pièce, nous laissant observer les situations comme si nous demeurions invisibles pendant que les ouvriers textiles poursuivent leur tâche. Ce style très appréciable se retrouve ici, même si l’on y trouve quelques interviews de proches et moins d’ouvriers, car rentrer chez soi signifie également la possibilité d’une pluralité de la parole. On s’assoit avec des familles à table, on écoute leurs conversations, on observe les affiches de Mao Zedong aux murs, on regarde les jeunes enfants trottiner. On est happé par leur univers, et c’est ce qui rend les films de cette trilogie si attrayants, mais aussi attachants : les prises de vues s’installent dans une durée, avec une photographie et un art du cadrage somptueux mais sans effets, comme le spectateur-témoin qui s’installe dans une intimité sans ostentation. Ainsi, peu de choses, visuellement ou idéologiquement, correspondent à la version hollywoodienne du récit du retour au pays. Jeunesse contient très peu de commentaires explicites, hormis les doléances des travailleurs et de leurs familles sur la difficulté de survivre. L’Occident pourrait choisir de considérer les ateliers clandestins d’Asie comme un cas particulier, situé dans un monde à part. Mais la trilogie brutalement, terriblement, si humainement révélatrice de Wang présente à notre regard un constat provocateur doté d’une certaine empathie sur la vie de la classe ouvrière, urbaine et rurale, de la Chine contemporaine, et nous invite à réfléchir à l’exploitation économique et la notion de travail dans un monde globalisé.




