Jeu, hasard et société, retrospective Haneke

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La rétrospective à la cinémathèque française consacrée à l´oeuvre de Michael Haneke (du 19 octobre au 21 novembre 2009) autant télévisuelle que cinématographique nous a mis devant son évidence, sa force et sa complexité.

Psychologue et philosophe de formation, Michael Haneke est tout d’abord joueur. Comme dans 71 Fragments d’une chronologie du hasard, son jeu est éparpillé dans des éléments qui semblent choisis au hasard et dont chacun devra rassembler les morceaux pour trouver une forme à sa pensée. Si Haneke a la tendance a exposer les failles des règles du jeu de la société, il n’a jamais accepté ni le titre de manipulateur – même si le cinéma est un art de manipulation – ni celui de provocateur, car avec son cinéma il essaie plutôt de faire ressentir les choses plutôt que de nous donner une leçon de morale. C’est un grand humaniste, qui a confiance en nos réactions : si nous réagissons vis-à-vis de la violence qu’il nous fait ressentir dans ses films c’est que l’espoir n’est pas encore perdu. Pour Haneke, l’acte de regarder un film est un acte intellectuel autoréflexif engageant un dialogue avec le spectateur. Il jongle avec le mal pour examiner les limites du bien, c’est un cinéaste de la morale – concept désuet aujourd’hui et pourtant mis en jeu.

Son premier film de télévision After Liverpool, contient déjà en filigrane les germes de son œuvre à venir. Haneke s’y montre profondément influencé par la philosophie du langage de Wittgenstein, cette critique radicale de la perception et de l’expression, qui scrute l’écart  entre le signifiant et le signifié. Ce film écrit d’après des textes de James Saunders, est constitué d’une suite de saynètes entre deux comédiens, un homme et une femme. Comme un couple bergmanien, ils sont confrontés à la difficulté de communiquer. Ils se lancent dans des joutes verbales pour essayer de tromper leur ennui et combler leur vide existentiel. Haneke démontre ainsi qu’on peut manier le langage pour en produire des sens multiples utilisant les mêmes mots mais la vérité restera toujours cachée profondément, car chacun se connait dans sa solitude et sa frustration, obstruées par les mots. Les petits sketchs du verbiage entre les amoureux sont ponctués par des citations sur les images en noir et blanc des Beatles, alors qu’on entend les Rolling Stones. Ce principe du télescopage sonore est emprunté à son maître à pensée Robert Bresson. Haneke l’utilisera pratiquement dans tous ses films car l’importance du son apporte une signification distincte de l’image et est un des éléments prépondérants de son cinéma.
 

 
After Liverpool
De la même manière, Haneke nous emmêle avec des phrases et des mots dans Où était Edgar Allan ?, l’adaptation de l’œuvre éponyme de Peter Rosei, critique du langage autrichien. Haneke dépeint la ville de Venise, brumeuse et mystérieuse, pour nous perdre dans ses petites ruelles. Il s’agit de l’histoire d’un étudiant enquêtant sur un Américain appelé Edgar Allan, qui lui-même connait l’histoire d’une comtesse suicidée (ou peut-être encore en vie !). On plonge dans la ville qui cache les indices pour butter encore et encore sur le portrait d’un inconnu. La musique d’Ennio Morricone répète en boucle un même motif, mystérieux, angoissant et obsédant. Encore un jeu sur le vrai et sur le faux, pour nous faire comprendre que l’histoire n’est que le fruit de l’imagination du jeune homme est dont la cause est peut-être dû à la maladie ou à l’utilisation de drogues.

Un autre moyen de suivre l’histoire dans le cinéma de Haneke est la voix-off, c’est un autre niveau de réalité qui se superpose au récit. Elle n’est jamais illustrative et est même parfois en contradiction avec l’image. Vérifiez, par exemple, si le texte de Kafka récité par le narrateur du film Le Château coïncide avec l’image… c’est à l’exemple du personnage de géomètre K, venu au château pour exercer son métier, qui s’emmêle dans les toiles d’araignée tendues par le Bureaucratisme absurdement omniprésent. Si on distingue les petites incohérences de l’image avec le son, on risque de ressentir l’état du géomètre, tombé dans une sorte de piège, un mensonge, une vérité approximative ou arrangée… Comme le narrateur du Ruban blanc, qui n’est pas très sûr des événements qui se sont passés et ne dévoile pas une vérité historique mais une simple interprétation.
 

 
Le Château
Le Château comme d’autres adaptations d’œuvres littéraires du réalisateur (on pensera à Ingeborg Bachmann pour Trois chemins vers le lac, Joseph Roth pour La Rébellion, ou Elfriede Jelinek pour La Pianiste),  n’est pas une simple adaptation à la lettre, mais reflète une perception du roman vu à travers le prisme de l’auteur. Pour Haneke, un film n’est qu’une perception individuelle de la réalité et doit rester un fragment de cette perception. Le Château par exemple s’arrête au milieu d’une phrase comme le roman de Kafka. Selon le réalisateur, le cinéma ne peut pas égaler l’écriture, car il nous vole l’image, alors que dans la littérature on la crée. Il faut se méfier de cette fausse sécurité créée par l’image, à travers laquelle le cinéma permet de manipuler le spectateur plus que la littérature.  L’objectivité n’existe pas au cinéma. 

Malgré ce constat, Michael Haneke tente de créer un langage qui n’exprime aucun sentiment personnel et qui tend vers une forme d’objectivité. Il a toujours essayé de diminuer l’effet de manipulation de l’image, et de le dénoncer à l’aide des moyens cinématographiques. L’utilisation d’écrans noirs entre les séquences dans la plupart de ses films ne signifient pas seulement une ellipse temporelle mais aussi une incitation à s’arrêter et réfléchir, à porter un regard critique, à créer une distance avec la fiction. Haneke a également recours au plan séquence – un moyen de ressentir le temps réel s’écouler ainsi et laisser s’épanouir des vraies émotions de ses comédiens. Quand dans Funny Games Peter et Paul, les deux adolescents voyous, partent en laissant derrière eux le cadavre du fils de Georg (Ulrich Mühe) et d’Ann (Susanne Lothar), on assiste à un long plan séquence immobile et silencieux que seul le son d’une retransmission télé vient rompre jusqu’à ce que l’émotion monte et que le cri de deux époux s’échappe pour exprimer la douleur de la perte d’un enfant.
 

 
Funny Games
La télévision est un autre thème de prédilection de Haneke. Les médias incitent la consommation de la violence – que ce soit au journal télévisé ou dans un film dit d’action, – sans qu’on puisse fouiller le sens des images défilant devant nous. Cette violence se glisse petit à petit dans notre quotidien. L’image anesthésie la pensée, elle nous hypnotise et ne dit rien sur la réalité, son sens reste caché, les médias attribuent le sens qu’ils veulent transmettre à travers le montage pour conditionner un certain type de comportement chez le consommateur. Les séquences issues des JT, l’accusation de Michael Jackson, la guerre en Somalie, le conflit dans l’ex-Yougoslavie ou l’arrivée d’un jeune roumain à Paris pour fuir la pauvreté (71 Fragments d’une chronologie du hasard), s’empilent et s’entrelacent comme des baguettes de Mikado sans nous toucher. Le hasard va nous jouer un tour pour qu’un jour nous devenions à notre tour le point d’observation pour les autres, quelque chose qui s’appellera dans les journaux « Faits divers ».

L’avènement de la vidéo dans notre quotidien a mis une distance avec la réalité en la dématérialisant. Aujourd’hui, on peut et on cherche les images dit exclusives : la souffrance, la douleur, l’assassinat, la mort. L’éthique du cinéma de Haneke ne permet pas de filmer frontalement une mise à mort, tout crime se passe hors champ, sans pornographie de l’image. Quand l’enfant est tué dans Funny Games, on l’entend mais on ne le voit pas à l’image. De la même manière dans Benny’s vidéo quand Benny tue la jeune fille, on entend ses cris mais l’image morcelée est transmise sur un écran grâce à la caméra vidéo installée dans la chambre. Par contre, Haneke insiste sur l’image de cochon abattu qu’on voit au début du film sur vidéo et plus tard quand Benny la visionnera avec la jeune fille. On revoit cette image encore et encore, on recule, on avance et enfin on s’habitue à quelque chose qui au départ était désagréable. La vidéo crée une distance à défaut de contact, la communication entre Benny et ses parents est inexistante et ceux-ci ne sont pas capables de lui inculquer la signification de la mort. Avec la vidéo les limites entre la vie et la mort deviennent insensibles.
 

 
Code inconnu
Dans le Code inconnu, Haneke joue justement avec les codes du réel et du fictionnel. On sait que Juliette Binoche incarne une comédienne dans le film et dès le début, on connait son mari. Pourtant quand on la voit dans une piscine en train de s’amuser avec un jeune homme inconnu, on prend la scène pour argent comptant alors qu’il s’agissait d’une manipulation. La limite entre le vrai et le faux est très claire, c’est même l’enjeu majeur dans les films de Haneke. D’ailleurs la conversation de Peter et Paul sur la fiction et la réalité à la fin du film Funny Games indique nettement la préoccupation du réalisateur.

Ce qui intéresse aussi le cinéaste, c’est l’humain, sa mécanique et son comportement en société. Le temps du loup scrute le comportement humain dans une situation extrême. Une catastrophe non-précisée marque la fin de la société de confort individualiste et oblige les humains à rester ensemble pour survivre. Haneke n’utilise ni d’effets spéciaux ni d’effets dramatiques, chaque portrait humain étant singulier et suffisamment impressionnant. Septième continent dessine le portrait d’une famille. On les suit dans leurs gestes quotidiens, emprisonnés par les objets de prétendue nécessité pour arriver à la simple constatation de leur futilité, le tout débouchant sur un suicide collectif. Leur refus de la société est sans retour, car ils se sentent incapables de la remettre en question. Haneke ne dramatise pas l’événement inspiré d’un fait divers mais souligne le modèle à travers lequel on peut comprendre le système qui piège les individus.

Le Ruban blanc, grand vainqueur du festival de Cannes 2009, marque l’apogée du cinéaste. Haneke examine scrupuleusement la vie des habitants d’un village au début du XXème siècle. Malgré un système hiérarchique évidente – baron, pasteur, professeur, paysans – les relations cachées et les jeux interdits entre les individus bousculent les normes établies. La violence transparait dans les gestes et les comportements des adultes, qui ne parviennent plus à reproduire ni à retrouver ce système hiérarchique auprès de leurs enfants. Ceux-ci sont considérés à priori innocents, d’où le titre métaphorique du ruban blanc, symbole de pureté. L’entrechoc entre les traditions rigides et obtus du protestantisme luthérien et la réalité d’une nouvelle génération conduit à la déviation. Haneke, sans porter un jugement dans la simplicité « objective » et apparente de sa mise en scène, engage la responsabilité collective sans évoquer la culpabilité individuelle.
 

 
Le Ruban blanc
La question de la transmission entre les générations intéresse Haneke depuis toujours. C’était déjà le sujet de plusieurs de ses films pour la télévision, chacun à leur manière : Lemmings, Fraulein et La Rébellion. Par sa construction, la 1re partie de Lemmings ressemble beaucoup au Ruban blanc. C’est un drame sur le destin de la génération post Seconde guerre mondiale, à laquelle l’auteur appartient d’ailleurs. C’est la génération des adolescents autrichiens qui grandissent dans des familles bourgeoisies extrêmement strictes. Les adultes ont l’habitude de se faire obéir et ne supportent aucun questionnement ni remise en cause des valeurs de la famille, du pays et de Dieu. Il est interdit de parler de la guerre. Méprisant envers l’impotence et l’hypocrisie de leurs parents, les jeunes gens se rebellent de leur propre manière, destructive ou autodestructive. Dans la 2ème partie du métrage, les enfants devenus eux-mêmes adultes vivent maintenant dans des mariages sans amour et donnent naissance à des enfants qu’ils n’ont pas désirés. C’est un monde fait de désespoir et d’indifférence froide, où la prière, les pilules, l’alcool, les affaires extraconjugales, la télévision expriment une rage inexplicable et ne mènent qu’à une blessure encore plus profonde.

Parmi les films préférés de Michael Haneke il y a Au hasard Balthazar (1966) de Robert Bresson. La construction de l’histoire ressemble au film La Rébellion tiré du roman de Joseph Roth (1924). Le film décrit la déchéance d’un homme vieillit bien avant l’âge, le soldat Andreas Pum de retour de la grande guerre. Handicapé, il a perdu une jambe, il devient joueur d’orgue à 8 chansons et épouse une jeune veuve. Il a foi en l’Etat, c’est un citoyen loyal, qui considère les vétérans de guerre qui protestent contre leur situation comme des paresseux et des « mécréants »  désobéissants. Un soir, une altercation provoquée par un riche bourgeois dans un tramway, condamne Pum à la misère et la solitude. Après cet incident, son âme est affaiblie devant l’amer constat de sa vie gaspillée à servir Dieu et l’empire. Pum meure malade et fatigué dans les toilettes où il travaillait déguisé en uniforme de militaire. Les règles du jeu de la société ne sont pas adaptées aux pauvres et handicapés. Utilisant l’esthétique de la période du muet, des tons sépia et des teintes de couleurs effacées, Haneke rend hommage au cinéma de Pabst et Murnau.
 

 
La Rébellion
Haneke est un réalisateur du concret, un peintre du détail. Sa morale esthétique de l’image est exigeante et dictée par les thématiques de son choix. Il utilise une géométrie froide, des plans fixes morcelés et beaucoup de plans séquences. La colorimétrie de ces films n’est jamais très claire, sinon d’un blanc clinique, où les couleurs sont plutôt sombres, froides, grisâtres… Si Bresson a inventé l’image « sale », Haneke a réussi à décaler la beauté de l’image. On ne peut pas filmer la souffrance avec beauté, dit Haneke. L’esthétique du cinéma dominant manie les principes des publicitaires, du point de vue psychologique ça doit être rassurant, ce qui n’est pas admissible dans le cinéma de l’auteur qui n’aime pas cacher les choses sous le tapis.

L’art le plus proche du cinéma c’est la musique, dit le pianiste manqué Haneke, qui se dit plutôt un homme d’oreille que de regard. Un film doit avoir son propre rythme. La fameuse scène de ping-pong dans 71 Fragments d’une chronologie du hasard dure une éternité afin que le spectateur puisse passer à travers toute la gamme de réactions : saisir l’information pour suivre le récit, puis l’ennuie et la lassitude jusqu’à la compréhension du sens de l’image. La musique est aussi parfois au centre du film, comme dans La Pianiste qui a fait connaitre Haneke au grand public. Pour le cinéaste, elle est la reine des arts. Pourtant il en abuse pas et l’utilise de préférence dans la diégèse comme accompagnement, illustration ou pour créer une pollution acoustique. La surcharge musicale qu’on peut observer dans la tendance du cinéma dominant d’aujourd’hui n’est qu’un moyen de cacher les défauts du réalisateur. Les ruptures brutales de la musique dans ses films nous rendent conscients de sa présence et de son effet. Haneke est très attentif au silence, et regrette qu’on ne soit plus habitué à écouter le silence. Rien que son travail de trois mois passé au mixage de son dernier film témoigne encore une fois de l’importance que le réalisateur attache au son.

Le cinéma de Haneke est un cinéma engagé car divergent du cinéma "mainstream". Le cinéaste parvient à imposer ses codes, ses règles du jeu et à être aimé du grand public. Son cinéma respecte le spectateur car il le considère comme un partenaire de jeu égal, et est ouvert à toutes les interprétations possibles. Dans ce monde où la violence ne perturbe plus le rythme de battement de nos cœurs, les images de Haneke restent longtemps dans nos consciences, elles transgressent les codes de normalité, elles nous déstabilisent, provoquent, nous mettent au défi pour mieux préparer notre quotidien, pour mieux nous affronter nous-mêmes. 



FILMOGRAPHIE DE MICHAEL HANEKE

1974. ET APRÈS ?, UND WAS KOMMT DANACH? (AFTER LIVERPOOL) (TV)
1975. SPERRMÜLL (TV)
1976. TROIS CHEMINS VERS LE LAC, DREI WEGE ZUM SEE (TV)
1979. LEMMINGS, LEMMINGE (TV) 
           1re partie : Arcadie, Arkadien
           2e partie : Blessures, Verletzungen
1982. VARIATION OU « LES UTOPIES EXISTENT, JE LE SAIS BIEN » VARIATION ODER « DASS ES UTOPIEN GIBT, WEISS ICH SELBER » (TV)
1985. OÙ ÉTAIT EDGAR ALLAN ?, WER WAR EDGAR ALLAN? (TV)
1988. FRAULEIN (TV)
1990. LE SEPTIÈME CONTINENT, DER SIEBENTE KONTINENT
1991. NÉCROLOGIE POUR UN ASSASSIN, NACHRUF FÜR EINEN MÖRDER (TV)
1992. BENNY’S VIDEO
1992. LA RÉBELLION, DIE REBELLION (TV)
1994. 71 FRAGMENTS D’UNE CHRONOLOGIE DU HASARD, 71 FRAGMENTE EINER CHRONOLOGIE DES ZUFALLS
1997. LE CHÂTEAU, DAS SCHLOSS (TV)
1997. FUNNY GAMES
1999-2000. CODE INCONNU
2001. LA PIANISTE
2003. LE TEMPS DU LOUP
2005. CACHÉ
2008. FUNNY GAMES US
2009. LE RUBAN BLANC, DAS WEISSE BAND
 


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