Frank Borzage en coffret 3 DVD chez Carlotta

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<< Si l´on pouvait réunir en une seule et même personne l´intelligence de Murnau et le coeur de Borzage, on aurait un réalisateur parfait (1)>>.

Force est de constater que le nom de Frank Borzage (se prononce « Borzégui ») n’évoque pas forcément grand-chose au commun des mortels. Parmi les grands cinéastes du muet, on citerait avec plus de facilité Fritz Lang, F.W. Murnau ou G.W. Pabst que l’ami « Borzégui ». Pourtant, Frank Borzage fut le premier réalisateur de l’histoire des Oscars à recevoir celui de Meilleur réalisateur en 1929 pour L’Heure suprême ! Et parmi ses admirateurs de l’époque, on compte un certain Marcel Carné (qui défendit ardemment Lucky Star) et Serguei Eisenstein qui, après avoir vu Humoresque en 1920, dira du réalisateur : « à côté de Chaplin et Von Stroheim, Borzage est le plus grand des cinéastes des États-Unis ». Cette méconnaissance est sans doute la conséquence de la destruction/disparition d’une grande partie de ses œuvres (vingt-deux films sur plus de cent films). Il est donc absolument urgent de découvrir les quatre chefs-d’œuvre que propose Carlotta dans son remarquable coffret : L’Heure suprême (1927), L’Ange de la rue (1928) et Lucky Star (1929), ainsi que La Femme au corbeau, un long métrage reconstitué de 1928-29, autant de purs bijoux cinématographiques, mettant en scène un des couples les plus mythiques du cinéma muet de la fin des années 1920 et du début des années 1930 : Janet Gaynor et Charles Farrell.

Borzage, poète du couple

Avec L’Heure suprême, L’Ange de la rue, Lucky Star et La Femme au corbeau, Frank Borzage explore le thème hollywoodien par excellence : la love story. Mais il parvient à faire du genre cent fois rebattu un art de l’émotion pure, jamais niais ni tire-larmes. Borzage aime filmer les rejetés de la société, victimes de guerre, saltimbanques ou artistes. L’amour émerge donc de la marge mais malgré l’apparent misérabilisme des synopsis ou des premières minutes des films – Diane battue par sa sœur dans L’Heure suprême, Angela poussée au vol et à la prostitution faute d’avoir les moyens de soigner sa mère mourante dans L’Ange de la rue ou Mary, la jeune fermière battue par sa mère et contrainte d’épouser un homme qu’elle n’aime pas dans Lucky Star -, les films de Borzage ne tombent jamais dans le pathos.

L’amour chez Borzage est vecteur d’une ascension morale et spirituelle. Il purifie. L’exemple le plus marquant reste L’Heure suprême, Chico est un égoutier qui travaille sous les pavés le jour et vit sous les toits montmartrois la nuit (le titre original du film est Seventh Heaven). Cette métaphore de l’élévation spirituelle est traduite par une ascension physique : Borzage filme la montée des marches de Chico pour rejoindre sa mansarde au dernier étage, en travelling vertical dans un décor de cage d’escaliers reconstitué sur sept étages (divisé en deux blocs mais le trucage reste invisible au montage). Les toits de Montmartre dans L’Heure suprême, les échasses d’Angela dans L’Ange de la rue, le poteau électrique ou les sommets des vallons dans Lucky Star sont autant de piédestaux à l’amour. En plaçant les amants si hauts physiquement, Borzage en fait des intouchables et leur amour quelque chose d’inaltérable. Dit comme cela, on ferait passer L’Heure suprême ou Lucky Star pour un vulgaire téléfilm à l’eau de rose avec son lot de discours gnangnan : « l’amour plus fort que tout et même plus fort que la mort ». Que nenni. Il se dégage de ces images une telle beauté formelle et une telle authenticité des acteurs (les accès lyriques sont tellement rares en comparaison du jeu parfois outrancier des acteurs du muet) que l’histoire décolle littéralement pour atteindre des moments de pure grâce. Borzage capte une alchimie parfaite, redoutable.

 

   

Chez Borzage, la passion est aussi le déclencheur d’une forme de renaissance. Dans L’Heure suprême et dans Lucky Star, on assiste à des métamorphoses explicites ou implicites, souvent comiques et émouvantes à la fois, comme lorsque Mary, la chenille en guenilles de Lucky Star, se transforme en papillon blanc et blond rayonnant. Chez Borzage, les amants n’ont de cesse de se revaloriser mutuellement, prenant le contre-pied d’une société qui elle, les accable. On parle souvent chez Borzage d’« anarchisme poétique », sans doute parce que ses amoureux – des marginaux -, font fi des convenances sociales et religieuses par la seule suffisance de leur amour mutuel (on pense encore davantage à La Femme au corbeau, qui réchauffe le corps nu de son amant fiévreux, une scène qui titilla drôlement la censure).

Dans ses films, Borzage démontre une certaine inclination à l’invraisemblance. Certaines séquences défient toute rationalité : Chico dont on annonce officiellement la mort sur le front à Diane dans L’Heure suprême, défie la mort et, devenu aveugle, défie les obstacles physiques qui se dressent sur sa route pour rejoindre Diane sous les étoiles du septième paradis. Leurs retrouvailles devant un parterre médusé se trouvent nimbées d’un halo de lumière mystique venu d’en haut (ce n’est pas un hasard si le film fut une œuvre de référence pour les surréalistes). Amour mystique peut-être, transcendantal sans aucun doute. Borzage filme l’amour qui transcende l’adversité, voire le handicap. C’est le cas de Tim dans Lucky Star, infirme de guerre, qui se met à marcher pour empêcher le départ de la femme qu’il aime. Bien qu’étant une scène ô combien galvaudée dans l’histoire du cinéma, Borzage parvient à sublimer la scène par des cadrages enneigés magnifiques, un jeu de lumière qui intensifie les émotions, un montage au cordeau et une justesse bienvenue du jeu de Farrell.

 

Janet Gaynor, Charles Farrell et F. W Murnau

L’Heure suprême, L’Ange des rues et Lucky Star tiennent en partie leur réussite d’un couple d’acteurs fabuleux. Janet Gaynor et Charles Farrell y sont tout simplement magnifiques. Des beautés intemporelles, particulièrement cinégéniques et bizarrement très contemporaines, qui n’ont de cesse de se renouveler, d’étonner tout en jouant la même histoire d’amour. Charles Farrell, 1,88 m de muscles et d’amour, brille par son jeu naturel et sa grande palette d’émotions. Avec Janet Gaynor, archétype de la femme-enfant (Disney s’est inspiré des traits de son visage pour Blanche-Neige), poids-plume qui devient une vraie héroïne par la force intérieure qui l’anime, ils forment le couple parfait (si bien qu’ils tournèrent pas moins de douze films ensemble) et leurs scènes d’intimité sont d’une tendresse rarement égalée depuis. Janet Gaynor est aussi la mémorable épouse fragile que son mari adultérin cherche à assassiner dans L’Aurore de Murnau (film qu’elle tournait en même temps que L’Heure suprême en 1927). L’influence du réalisateur allemand sur tous les réalisateurs de la Fox est certaine à cette époque et encore plus sur Borzage. L’Heure suprême, L’Ange des rues et Lucky Star semblent très inspirés par l’ambiance des films de Murnau : les jeux de clairs-obscurs très expressionnistes, une stylisation des décors, un sfumato appuyant la dimension mystique des scènes et des mouvements de caméra qui viennent souligner les émotions intenses et les moments paroxystiques des films. On pense à ce travelling un peu approximatif mais remarquable qui précède la course de Diane fuyant les coups de fouet de sa sœur haineuse dans L’Heure suprême ou la poursuite mal intentionnée de Gino le long des quais embrumés dans L’Ange de la rue (Borzage avait fait construire spécialement une grue rudimentaire en bois capable de pivoter à 360°, une prouesse technique pour l’époque).

Avant de connaître l’apogée de sa carrière avec le chef-d’œuvre mélodramatique L’Adieu aux armes (1932), Frank Borzage signe de loin les meilleurs films du muet tardif (La Femme au corbeau en 1929 marque son dernier film muet), en faisant preuve d’une audace et d’une sensibilité indéniables, tant dans sa réalisation que dans sa direction d’acteurs.

       

Bonus

Les bonus du coffret sont assez copieux. L’historien du cinéma Hervé Dumont, spécialiste de Frank Borzage livre ici de précieuses explications dans les suppléments de chaque dvd et propose une version commentée de La Femme au corbeau, film tronqué de quelques bobines mais dont les absences ont été palliées par des photographies de tournages et des intertitres réalisés à partir du scénario original du film. Il apparaît beaucoup plus sulfureux que les trois autres, Mary Duncan y préfigurant la femme fatale des années 1950. Hervé Dumont a également commenté le livret particulièrement illustré qui accompagne le coffret. On peut aussi entendre l’enregistrement sonore d’une interview de Borzage revenant sur sa carrière, le tout sur fond d’images d’archives et de photographies de tournage. Le coffret se voit également augmenté de trois courts métrages réalisés par Borzage en 1955 et 1956, dans le cadre de Screen Directors Playhouse, série créée pour la télévision par des réalisateurs de renom comme John Ford ou William Dieterle.

 

(1) Hervé Dumont citant le chef de studio de la Fox dans le supplément du dvd de L’Heure suprême.


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