Fondu au noir

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Interroger la couleur noire au cinéma en deux mois de programmation et 130 films, le cycle « Noir Lumière » : mission impossible ? Oui. Est-ce une raison pour ne pas tenter l´aventure ? Non.

Deux mois et 130 films c’est à la fois beaucoup, mais c’est surtout très peu face à une telle cathédrale qu’est la question du noir au cinéma. Il y a les films noirs en tant que genre, les films en noirs et blancs, les films tout en noir, les Noirs au cinéma, les vêtements noirs, les symboliques du noir… De quoi s’y perdre. Le cycle Noir Lumière est donc nécessairement, non pas incomplet, mais subjectif et défendu comme tel par la programmatrice Isabelle Vanini :
 
« Les choix pour Noir Lumière sont subjectifs, une programmation faite par moi ne ressemblera pas à une faite par d’autres collègues. On a un passé, pas mal de programmations derrière nous. Il faut essayer de ne pas se répéter, même si c’est quelque chose que le spectateur ne voit pas forcément. C’est un temps de travail pour essayer d’étonner le spectateur. »
 
Si la programmation est découpée en de nombreux sous-thèmes, l’ensemble s’organise en fait autour de deux possibilités : la présence physique du noir à l’écran (des vêtements noirs aux Noirs en passant par les expérimentations techniques sur le noir) ou sa présence symbolique (le diable, les bêtes effrayantes, la mort…). Avec évidemment des passages de l’un à l’autre, parfois au sein du même film.

Du vêtement à la peau.

Le vêtement occupe une place prépondérante dans la programmation. A la fois écrin gratifiant de l’acteur (« Il fait disparaître le corps, mais révèle le grain de la peau » disait l’historienne de la mode Catherine Ormen accompagnée de Chantal Thomass lors de la soirée d’ouverture) et symbole de la fonction, uniforme et costume dans le même mouvement. Est-ce le vêtement qui donne son allure au personnage ou le personnage qui vient infiltrer le costume de sa personnalité ? La relation entre le corps et son enveloppe est ambivalente. Le tempérament se transmet de façon réversible de l’un à l’autre. L’un vient parer, l’autre donne corps. L’un cache et révèle, l’autre définit l’apparence et affecte le premier… Ce qui est certain c’est que le costume est indissociable de celui, mais surtout celle qui l’a porté. Souvent créé pour la star par le couturier, il passe parfois dans la mode et devient ainsi un modèle.
 
 
Les Dames du bois de Boulogne, R. Bresson (1945) & Grease, R. Kleiser (1978)
On a vu alors un défilé d’icônes en petites robes noires : l’attendue Audrey Hepburn en Givenchy dans Diamants sur canapé (Blake Edwards, 1961), la moins attendue Sylvie Vartan qui ne meurt pas en Saint Laurent chez Brisseau (L’Ange noir, 1994) ou Maria Casarès qui nous trouble toujours plus à chaque nouvelle vision des Dames du bois de Boulogne (Robert Bresson, 1945). Face aux tenues noires de ces dames, le costume des messieurs change un peu la donne. S’il se donne évidemment noir (comme le smoking de Fred Astaire dans une Grande Farandole en demi-teintes de H.C. Potter, 1933), il joue surtout entre réalité physique du vêtement et symbolique de la fonction autoritaire : des prêtres (La Messe est finie, Nanni Moretti, 1985) aux avocats (10e chambre, instants d’audience, Raymond Depardon, 2003), des loubards avec un grand écart entre le beau Brando de L’Equipée sauvage (Laszlo Benedek, 1953) et le Travolta gominé de Grease (Randal Kleiser, 1978) jusqu’aux pirates avec une rareté : Le Pirate noir (Albert Parker, 1926) mettant en scène Douglas Fairbanks, l’un des premiers sex-symbols du grand écran, dont on n’entendra jamais la voix, mais qui nous apparaît tout en couleur grâce au procédé du Technicolor bichrome, dont le film est le premier et unique exemple.
Plus courageuse est la programmation lorsqu’elle prend le risque de se faire polémique. Noir Lumière se clôt ainsi par le Festival France noire qui vient questionner la présence des Noirs en France et de leur représentation entre projections, table ronde (Fear of a black planet ?) et compétition (le jury a ainsi honoré A mon premier amour de Claude Bagoë-Diane et les courts-métrages La Femme invisible de Pascale Obolo et le gentiment publicitaire N’ayez pas peur du noir des Indivisibles, visible sur leur site).

Quand l’écran devient noir

Ces dernières années, l’animation traditionnelle, française notamment, a mis le noir au centre de ses préoccupations et Noir Lumière a su s’en faire l’écho. Malheureusement, le plus souvent les films valent plus pour leur aspect technique et visuel que pour leurs pâles scénarios comme le montrent l’immense casserole creuse et misogyne qu’est Renaissance (Christian Volckman, 2006) ou le film collectif Peur(s) du noir décevant dans l’ensemble à l’exception du segment réalisé par Richard McGuire. Face aux inévitables adaptations BD de Persépolis (Marjane Satrapi & Vincent Paronnaud, 2007) et de Frank Miller (Sin City, 2005 et The Spirit, 2008), on pouvait aussi se replonger avec délice dans les ombres chinoises de l’excellent Princes et princesses de Michel Ocelot (1998).
 
 
Princes et princesses, M. Ocelot (1998) & Jour de neige, V. Deville (2000)
La programmation devient aussi plus passionnante quand elle s’attaque au noir comme constitutif de l’expérience cinématographique comme pour l’ouverture au noir proposée par le pianiste de jazz Stephan Olivia en prélude aux Oiseaux d’Hitchcock (1962). Ce fut aussi l’occasion de programmer quelques expérimentations sur le noir issues du cinéma expérimental. Sur une journée seulement, mais en la compagnie bienveillante de Sébastien Ronceray venu éclairer les films pour un public peu nombreux (la salle 100 ne fut pas pleine) et souvent néophyte. Aux côtés de l’inévitable Maguerite Duras et de son Homme atlantique (1981) fort pompeux ou du long Blanche-Neige (Joao Cesar Monteiro, 2000) chez qui l’écran reste la plupart du temps entièrement noir, on a pu profiter des images rémanentes de Vincent Deville (Jour de neige, 2000), de la fulgurance poétique des écrans noirs et blancs de Wishful Thinking de David Wharry (1978, dont on peut se faire une idée en visionnant le film sur le site de Light Cone) ou encore des images scratchées de Stan Brakhage. Après quelques minutes d’amorce noire accompagnée de la musique de James Teney, (…) or Ellipses n°5 (1988) donne un formidable jeu de résonnances et d’entrelacement du son et de l’image peinte ou grattée directement sur pellicule. Comme toujours, le travail du cinéaste américain nous laisse sans voix.

Convergences inattendues.

Comme nos héros, les symboles sont souvent parés de noirs : les méchants, la mort, la peur, les bêtes noires… Pourtant le noir n’a pas toujours été considéré comme une couleur néfaste comme l’a montré l’historien de couleurs Michel Pastoureau dans une passionnante conférence qui s’est taillée un franc succès auprès du public du Forum dans une salle 300 quasi comble. Pendant longtemps le noir a entre autres été une couleur de fertilité (la terre) ou de luxe (la couleur était difficile à fixer sur le tissu). Les propos de l’historien ont pu ainsi trouver un écho inattendu lors de la projection de The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008) dans une programmation qui fit la part belle aux héros, justiciers et supers (de Zorro aux X Men). On oppose souvent le chevalier blanc au chevalier noir. A tort. Michel Pastoureau est ainsi revenu sur la symbolique des couleurs dans les romans de chevalerie médiévaux dont le héros est le chevalier blanc. Le chevalier noir n’est pas, contrairement à ce qui est cru, maléfique. Cette caractérisation est plutôt celle du chevalier vermeil. C’est le chevalier rouge qui vole la coupe du roi Arthur dans Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Le chevalier noir est celui qui n’a pas prêté hommage au suzerain et dissimule son identité. N’ayant pas prêté serment, il est à la solde du plus offrant. La multiplication des chevaliers noirs pouvait ainsi devenir une menace pour le pouvoir en place, d’où sa transformation en personnage dangereux dans l’imaginaire collectif au fil des siècles.
 

Chevalier noir contre chevalier rouge: The Dark Knight, C. Nolan (2008)
Revoir le film de Nolan quelques jours après engage une toute autre lecture de son second volet des aventures de Batman qui en un sens remettent au jour la triade de la chevalerie médiévale. Le machiavélique Joker (Heath Ledger) incarne évidemment le chevalier vermeil et les forces du mal. Mais Batman n’est pas, ne peut pas être le chevalier blanc, symbole à la fois du bien et de la justice. Celui-ci est Harvey Dent (Aaron Eckhart), procureur de Gotham, qui incarne le pouvoir en place et qui, soit-dit en passant, est un charmant blondinet aux dents blanches. Batman (Christian Bale, dents blanches lui-aussi) devient un parfait chevalier noir. Il porte d’ailleurs une armure. Depuis ses origines (apparu en 1939, le vénérable homme chauve-souris a tout de même 71 printemps), son costume a subi bien des modifications. Il a changé de couleurs pour apparaître entièrement noir dans le cinéma des années 1990, mais est surtout devenu de plus en plus métallique. Il apparaît aujourd’hui comme une coque protectrice, une véritable armure contemporaine. Nombre d’aventures mettent le héros dans la position où il doit révéler son identité, il tente toujours de s’y dérober. S’il s’est donné pour mission de faire régner l’ordre et la justice, le final de Batman, le chevalier noir le montre, bien qu’immaculé, revêtant le rôle de l’homme à abattre pour préserver l’aura du chevalier blanc aux yeux de tous. Batman devient ainsi ce que représente le chevalier noir dans l’imaginaire collectif : l’incarnation du mal, le meurtrier sanguinaire et bestial. C’est toute une vision de l’Amérique qui se trouve ainsi mise à mal par Nolan : le chevalier blanc incarnant la justice s’est transformé en monstre, en chevalier rouge ; le vrai justicier se condamne à la fuite et réunit en une seule personne toutes facettes de chevalier : à la fois blanc justicier, noir comme héros de l’ombre devenu héros maléfique avec le temps, et faussement rouge puisqu’il prend sur lui crimes commis et la nécessité de l’Amérique de se trouver un ennemi pour s’ériger en héros.
Telle est la qualité de cette programmation. Bien plus que dans l’investigation des possibilités d’un thème à travers l’histoire du cinéma, c’est par l’articulation des films présentés, des rencontres et des réactions de spectateurs que peut naître du sens et de la connaissance. Si la fréquentation du cycle s’est faite en dents de scie (de nombreux spectateurs lors des soirées avec intervenants, mais une salle 500 assez peu remplie pour la projection du Faust de Murnau), le Forum des images a su laisser la place, parmi les passages obligés du thème et les attendus du public, au surgissement de l’imprévu et au dialogue entre les disciplines et les œuvres. Dernière remarque. Si Noir Lumière a pu programmer de vrais raretés et des inédits, un film peut-être plus qu’un autre se sera détaché de ses 129 collègues. Pas inédit pour un sou, mais assez rare tout de même, le Kafka de Steven Soderbergh (1991), naviguant entre l’auteur praguois et le fantôme de Tarkovski, reste près de vingt ans après sa sortie un véritable choc.
 

Kafka, S. Soderbergh (1991)

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