Feu sur le quartier général ! (Le cinéma traversé)

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Par ce livre, l’historien et critique Antoine de Baecque revient, s’appuyant sur des textes et entretiens ayant marqué sa collaboration aux Cahiers du cinéma et à Libération, sur une belle idée fixe ayant toujours accompagné son écriture : comment « délocaliser » le cinéma ?

Mais de quel « quartier général » est-il au fond question ? Quel domaine sécurisé éveille soudain chez Antoine de Baecque, critique et historien du cinéma, pareille envie de terrorisme ? Telles sont au départ les quelques interrogations accompagnant l’abord de ce recueil de textes et d’entretiens regroupant une part conséquente du travail, des entreprises et recherches diverses de l’auteur. Après quoi la lecture de la déroutante et ludique préface de l’écrivain Olivier Cadiot, du long avant-propos de De Baecque lui-même, donnent finalement cette réponse : le quartier général ne serait finalement autre que la « cinéphilie ». Se fait jour, au fur et à mesure que ce dernier retranscrit son parcours, retraçant toutes les étapes de son rapport au cinéma, de son enfance finalement peu nourrie de films à son entrée aux Cahiers du cinéma, de son départ de ces Cahiers à son arrivée à Libération, la nécessité d’un bilan (provisoire ? ) et d’un appel (à réaction et réplique).

« Feu sur le quartier général! »… Voici bien un titre annonciateur de moult remous et perturbations, d’un assaut à l’encontre d’un territoire ayant pourtant constitué la base principale de ses investigations d’historien (sa première passion, d’où s’origine paradoxalement – quoique – son intérêt croissant pour les « mouvements » et étapes figuratives du cinéma). D’attaque, il est effectivement question tout au long du livre, l’impulsion première d’Antoine de Baecque étant celle d’une volonté de mise à mal des hiérarchies et localisations nécessaires à l’écriture linéaire d’une « histoire du cinéma ». «L’écriture de l’histoire fait des vides, s’interroge essentiellement sur des manques. », affirme le philosophe Jacques Rancière, p. 132, en conclusion de l’entretien accordé à De Baecque pour le numéro des Cahiers de Novembre 1995 ( soit à l’heure de la célébration du centenaire « officiel » du cinématographe). Avant de préciser que « Cette écriture vise avant toute chose à proposer un système de passerelles, de ponts suspendus entre des îlots particuliers. ». La rupture seule, la furie destructrice jouiraient donc d’une portée moindre, sans la promesse d’un rebond positif.


« Le cinéma traversé : textes, entretiens, récits »

C’est qu’en bon farceur, maîtrisant comme de juste les codes du tape à l’œil journalistique (un titre choc en grands caractères blancs sur fond d’une image d’explosion extirpée du final de Pierrot le fou), Antoine de Baecque se réservait bien sûr la possibilité d’une île théorique à peine dissimulée : ce sous-titre annonciateur d’une tentative de « traverse » du cinéma, donc d’une réelle proposition réflexive. Ce livre est ainsi, comme évoqué plus tôt, un assemblage très réfléchi de textes et d’entretiens représentatifs d’une idée ayant toujours mu l’auteur : celle de confronter l’écriture sur le cinéma à un extérieur, un « au-delà » de son sujet d’élection premier. S’y rejoignent en trois parties distinctes des rencontres avec des historiens (Arlette Farge, Jacques Revel, François Furet), « travaillés » par le cinéma et sa singulière faculté de « transmission », de représentation d’un phénomène « mineur » ou « majeur », des cinéastes (Godard, Resnais, Moretti, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi), dont l’ensemble ou une partie de l’œuvre repose sur une interrogation du passé comme du présent par le biais d’une association ou d’une confrontation critique des images, des écrivains (Antonio Tabucchi) et philosophes (Jacques Derrida, Jacques Rancière, Slavoj Zizek, Stanley Cavell), ayant plus ou moins directement allié leur pensée du monde aux spectres du cinéma.

« Traversées du cinéma », « Quand le cinéma fait parler d’histoire », « La cinéphilie, histoire intime du cinéma ». Tels sont les titres respectifs de ces trois parties. Telles sont les tentatives de définition d’une ambitieuse volonté d’ouverture du septième art à des domaines de réflexion élargissant ses caractéristiques premières. Se lit dans ce retour régulier de la question de « l’histoire », la conviction profonde que la force du cinéma résiderait surtout dans sa faculté à éveiller en chacun un appétît discursif jamais rassasié, que son impact se relèverait autant sur l’écran que dans le récit de sa réception. « Je pense effectivement que le cinéma s’est imposé comme la seule langue maternelle des hommes du XX ème siècle. Le cinéma parle à tout le monde, tout le monde peut parler du cinéma. », avance l’historienne Arlette Farge (p. 138). Soit la chance d’un retour bénéfique au récit individuel, à la prise de parole de tout spectateur à dessein résolument autobiographique, en réaction à cette « extraordinaire conjonction entre la masse […] et le singulier » saluée par Derrida pp. 64-65. Lequel Derrida aura plus loin cette réponse décisive à l’interrogation de De Baecque et Thierry Jousse quant à une potentielle familiarité cinéaste/écrivain : « Je ne crois pas abuser en disant que, consciemment, quand j’écris un texte je réalise une sorte de film.. Au final, ce qui m’interesse le plus dans l’écriture est moins le contenu que la forme : la composition, le rythme, l’esquisse d’une narrativité particulière » (p.70). Chaque entretien de ce recueil a ainsi pour fonction de creuser toujours cette cinématographie clandestine, cette migration des «impressions de cinéma » vers des modes et outils de langage étrangers.

 


Persévérance

Cinéaste, Antoine de Baecque ne l’est finalement pas moins en regard de la belle « mise en scène » de ses hommages à Janine Bazin et Robert Lachenay dans les pages de Libé. Ayant tous deux marqué la vie de François Truffaut, à qui le même auteur consacra avec Serge Toubiana une  biographie référentielle en 1994, ces deux figures maîtresses de la Nouvelle Vague (l’une, veuve du « père » André Bazin, par son accompagnement bienveillant des audaces et fureurs des jeunes turcs, la création en 1962, avec André S. Labarthe, de l’émission de télévision « Cinéastes de notre temps », la direction pendant plus de vingt ans du festival de Belfort ; l’autre par son amitié mouvementée, de l’enfance aux derniers jours, avec Truffaut), deviennent par sa main les protagonistes de magnifiques récits dignes du plus prestigieux biopic hollywoodien. De même, ses portraits de Rossellini et Paul Gégauff, de par la prise en compte des zônes d’ombre de ces « personnages » de cinéma, n’excluant jamais la reconnaissance de leur génie, teintent le moindre mot, la moindre tournure de phrase d’une notable dimension figurative.

Apparaît au fil de la lecture de ces textes (tous constitutifs de la dernière partie du livre), ainsi que dans son évocation du festival de Cannes et ses fascinantes répercussions sur l’écriture critique (« Le festival dans le texte », pp 254-264), dans son éditorial du numéro des Cahiers de Novembre 1997 (« Que reste-t-il de la politique des auteurs ? » pp.265-275), une constante énergie représentative, comme une ivresse inhérente au fait même de redéfinir, de réinterroger encore les débordements et paradoxes du cinéma. Cette « mise en film » de l’actualité cinématographique par le biais de son activité de journaliste/critique, démontre de la part de de Baecque une connaissance profonde du « quartier général » apparemment visé par les feux du présent ouvrage. Avant d’entreprendre pareille remise en question de cet art, lui était bien sûr nécessaire de se laisser prendre par le courant de sa singulière histoire. Il n’existe pas, au fond, d’échelle des valeurs, de l’entretien avec Jean-Pierre Léaud où ressurgissent les fantômes de Truffaut, Susanne Schiffman (décédée peu avant), Jean Eustache et bien sûr Antoine Doinel, à la rencontre avec Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, auteurs du film La Question humaine, où se précise toujours la place majeure du théâtre dans leur vie personnelle comme dans leur arrivée récente au cinéma. Se croisent sans cesse l’évidence d’une identification, une perspective « historique » du cinéma n’interdisant jamais sa possible perte de vue.

De là le plaisir d’entendre (de lire) l’écrivain Antonio Tabucchi dans son évocation des parties de billard adolescentes, durant lesquelles ses camarades cinéphiles et lui s’essayaient à la retranscription à chaud (forcément partiellement amnésique) de leur dernière expérience de cinéma : «Chacun, à tour de rôle, devait raconter le film à sa façon, tout en jouant au billard. Chacun de nous avait vécu le film d’une manière différente, et chacun racontait cela différemment. Il ne s’agissait pas de critiquer, ni même d’interpréter telle ou telle scène, mais simplement de résumer, de raconter le film, depuis le début jusqu’à la fin. C’était le même film, et c’était toujours différent. » Par cette volonté de récit, par cette cérémonie, se profilait la possibilité d’une écriture « filmique », mise en scène. Naissance de vocation inattendue (le recours à l’écriture est finalement la résultante d’un autre élan originel)… retrouvailles avec le cinéma en deçà de l’acte de filmer.

Drapeau blanc ?

Ressort ainsi de la traversée de ce recueil l’évidence d’un renforcement de l’énergie critique par la rencontre de son « ailleurs ». Celle-ci trouverait donc dans l’expression d’un regard « différent », non officiel sur le cinéma, moins qu’un danger : une véritable chance d’élargir sa portée, de trouver un impact supplémentaire dans les questions animant le contemporain. Si l’on excepte Stanley Cavell, pour qui le cinéma et la philosophie ont toujours fait alliance dans sa propre réflexion sur la culture américaine, les philosophes et historiens ici rencontrés ne se revendiquent d’aucune réelle «spécialisation ». La pensée du cinéma leur est d’autant plus nécessaire et attrayante que celle-ci ne s’appuie sur aucune contrainte « professionnelle » initiale. La rencontre, par exemple, de Godard et François Furet, avait ceci de pertinent que le deuxième, face aux Histoire(s) du cinéma du premier, n’était tenu d’aucune obligation comparative, que de son propre aveu, n’étant « pas cinéphile », il était « loin de tout comprendre, de tout connaître », qu’il ne reconnaissait « que très peu d’images dans la profusion de ces extraits » (p.163). Cette extériorité lui permet donc de préserver, au-delà de son émotion face au travail du cinéaste, une distance, une réserve critique bienvenue : « Selon les images de Godard, il y a encore le fascisme, il y a encore le communisme, alors que je pense que ces illusions se sont fracassées sur l’histoire. »

Reste une dernière question, nous concernant directement nous, les critiques d’Il était une fois le cinéma (et d’ailleurs), comme vous, nos (chers) lecteurs, en ces temps où l’écriture sur le cinéma ne semble plus pouvoir se déparer bien longtemps d’un voisinage avec les nouvelles images, une interpellation des (par les) créations fluctuantes du net. Traversé, le cinéma (sa pensée) l’est désormais de toutes part. « L’Internet, la revue en ligne ou le site international […], et aussi l’échange intensif par mails d’avis, de critiques, de conseils, d’images, les innombrables forums de discussions sur le cinéma. Tout se mêle […]. Cette nouvelle cinéphilie n’a jamais autant ressemblé à une communauté cosmopolite voltairienne », s’ébahit Antoine de Baecque, dans le texte conclusif de ce beau livre (« La nouvelle bobine des cinéphiles »). A quel degré les films de cinéma sont-ils aujourd’hui travaillés au corps par la toile ? Un film entier reposant sur la reconstitution au geste près d’images glanées sur You Tube (Redacted, de Brian de Palma) s’apparente-t-il encore au « cinéma » ? Si oui, jusqu’à quel point ? Surtout, comment aborder, aujourd’hui, ce type de proposition esthétique ? Un objet tel que J’aimerais partager le printemps avec quelqu’un, de Joseph Morder, imaginé dans le cadre du festival Pocket films du Forum des images, qui, l’on s’en souvient, fut intégralement « réalisé » avec une caméra de téléphone portable, appelle-t-il un traitement, une approche critique et réflexive commune à tout autre film ?

Le livre, les interrogations d’Antoine de Baecque arrivent donc à point nommé. Chaque jour se précise, comme s’insinue discrètement, l’évidence d’un déplacement des hiérarchies. Il n’est effectivement pas faux que la politique des auteurs n’est plus tellement porteuse d’une quelconque assurance quant à l’identification, la perpétuation d’une « identité » stylistique, d’une « touch » toujours reconnaissable. Pas faux que cette mise en danger du cinéma est au fond nécessaire, pour ne pas dire inévitable. Aucune raison de s’alarmer : c’est précisément de cette insécurité que dépend peut-être aujourd’hui la longévité, la survie d’un art jamais aussi vivant que dans la conscience de ne tenir que sur peu d’assises définitives. Les feux (politiques, contextuels, techniques, économiques, idéologiques…), allumés depuis bien longtemps déja, ne sont sans doute pas près d’être éteints. Comment cela, tant mieux ?…

Feu sur le quartier général ! (Le cinéma traversé), d’Antoine de Baecque. Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 286 p., 12 €


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