Maussaderie en 35mm.
Si le film Fario a une esthétique, force est de constater qu’il en a une en dépit de lui-même : sa charte graphique graineuse, dure, arrachée par le chef-opérateur Thomas Favel à de la pellicule Kodak, se marie mal avec sa prémisse, qui nécessite plusieurs scènes où de grosses truites en images de synthèses tournent autour de Léo (Finnegan Oldfield), cet ingénieur troublé rentré au bercail depuis Berlin. Ses images minérales, menuisières de la vie telle qu’elle est vécue dans un village agricole du Doubs, sont belles : elles ont fait la fierté, à l’avant-première du film, de ses producteurs bourguignons Lucie Fichot et Nelson Ghrénassia, qui se sont battus pour qu’il sorte. Mais ce rustique artisanal entre en inadéquation avec les personnages du récit, pour la plupart des chercheurs jeunes et branchés, tous sensibles aux esthétiques hyperpop façon Euphoria, et tous interprétés par des acteurs & actrices next-gen aux noms bilingues. (Megan Northam joue Camille, une amie de Léo pour laquelle il avait autrefois le béguin. Camille Rutherford joue Elsa, un autre personnage qui participe à ce que l’entourage de Léo soit majoritairement féminin, un « safe space », comme l’indiquent ses copines allemandes au début du long-métrage).
C’est simple, en l’état, Fario, c’est soit une maladresse productive, soit un pari risqué, celui de mélanger le bucolique et la génération Z – celui de faire se rencontrer le pastoral et le brat summer. La démarche, si tant est que c’en est une, est honorable, mais elle paraît vite assez poseuse. Au mieux, Fario est une contradiction, une énigme emballée par elle-même et au sein d’elle-même. Ça n’en fait pas un film réussi, mais ça en fait une proposition interpellante, intéressante – notamment dans des transitions visuellement très abruptes entre une scène dans une boîte où on joue de la tech, et une scène de promenade sur un sentier peu fréquenté, par exemple. Au pire, Fario est vide, et sa volonté de se positionner en film « One Health » paraît caduque. Le spectateur, s’il ne trouve pas l’ennui productif au cinéma, finira par se ranger du côté des personnages plus sceptiques du film, qui croient que Léo fait une crise de nerfs, peut-être liée au fait qu’il a du mal à faire le deuil de son père, quand il insiste que les truites du fleuve se comportent de manière étrange – qu’elles ont peut-être spontanément évolué.
Sa vie trop moderne lui monte à la tête, à ce clubbeur invétéré. À force de vivre séparé de sa famille (sa mère, jouée par Florence Loiret Caille, et son cousin, héritier de la ferme paternelle, interprété par Andranic Manet), Léo a fini par devenir allopatrique à eux. Dans de nombreux extraits du film, il laisse s’immiscer un sentiment de malaise dans les conversations, pose des questions passive-agressives, ou s’éloigne physiquement des groupes avec lesquels il est arrivé, afin d’aller étudier ses p’tits poissons. Le vrai mutant mutique, en réalité, c’est lui. Il est taiseux, intranquille (et par ailleurs, impuissant), rancunier, et, pire que tout dans un film de zadistes : traître à sa classe. (Il souhaite vendre les terrains que lui a légué le pater, pour laisser se développer une mine de métaux rares qui a besoin de plus d’espace à consommer). Problemos !
Épouvante sans armes, sans sang.
Au fur et à mesure que le récit avance, le spectateur cinéphile jurera avoir déjà vu ces poncifs, ces schémas… C’est que, au-delà de tout ce qu’on a déjà dit, Fario est aussi un film d’horreur à métaphores, sans horreur. Tous les ingrédients sont là : la bande d’ados, ou, ici, de jeunes adultes, liés entre eux par un passé romantique et sexuel qu’ils doivent assumer pour avancer. La menace écologique, avec une figure d’autorité (comme dans Jaws, une maire : Olivia Côte) incompétente ou inconsciente. La petite sœur dont on craint pour la sécurité. Le traumatisme refoulé. Et même, vers la fin, la scène de soirée alcoolisée dans les bois, sur le mode du camping. Ici, aucun Jason Vorhees rescapé du lac Crystal, aucun loup-garou, barracuda terrestre, ou démon wendigo ne vient faucher les fêtards. La tension, ou le spectre dérangeant, dans Fario, intervient de manière intangible plutôt que confrontationnelle, diffuse plutôt que sanglante. L’angoisse vient d’ailleurs, du monde dissimulé, contenu. Elle vient de l’eau, en ce que celle-ci paraît claire quand on la voit, mais qu’elle recèle en réalité l’histoire complexe et trouble de tous ses cycles naturels (évapotranspiration, percolation, infiltration, ruissèlement, et tant d’autres phénomènes qui pourraient expliquer que des substances anthropiques aient contaminé les rivières, et de là, les truites).
On est sensibles à cette approche, ou on ne l’est pas. En ce qui nous concerne, puisque le film nous a paru être carencé en éléments qui nous auraient prouvé sa maitrise, on est obligés de dire qu’on ne l’est pas ! Comment peut-on faire confiance à la réalisatrice-scénariste Lucie Prost, pour ce qui est de nous façonner un niveau assez sophistiqué d’ironie, quand des parties essentielles de son premier long-métrage nous paraissent aussi lacunaires ? La spatialisation est un gros problème : les personnages surgissent et s’évanouissent dans les plans, l’image est avare en entrées et sorties de scènes. Ils s’expriment souvent dans des plans serrés où on ne voit que l’un d’eux, malgré le fait qu’ils soient en bande, ce qui nous rend floue la relation qu’ils ont entre eux dans leur espace, voire nous donne l’impression que des reshoots maladroits ont été intercalés pour ajouter ou corriger des dialogues. (Le résultat final reste peu probant, en termes d’écriture).
En outre, les comédiens ont assez peu d’alchimie entre eux : c’est étrange, Oldfield n’a plus de preuves à faire, Northam et Rutherford sont prometteuses ailleurs, et Manet était très animé dans La Récréation de juillet (autre film de cette année tourné en pellicule – on ne verra donc jamais ce jeune acteur autrement qu’en Kodak). Les compositions de cadre sont souvent indifférentes, pour ne pas dire distrayantes – nous en avons une en particulier en tête, où le personnage de Léo se tient débout au bord de la mine. Ni Prost, ni Oldfield n’usent de leurs talents pour communiquer quoique ce soit des pensées du protagoniste à ce moment donné, ce qui rend ridicule la suggestion, plus tard, que Léo pourrait être suicidaire. On se dit surtout que l’acteur n’a pas trouvé ses marques au sol.
French kitsch : de quelle horreur tiennent Fario et Sous la Seine ?
Si le projet narratif était de faire une parodie inversée des films d’horreur, un récit où le sous-texte devient le texte (Que fait-on des fantômes de notre passé et des maisons d’enfance qu’ils hantent ? Comment prend-on soin de la planète quand les zones les plus à défendre se trouvent dans des terroirs qu’on a quitté pour aller tenter sa chance dans des agglomérations à l’étranger ?) et réciproquement, c’est un raté bleu-blanc-rouge ! Les films d’horreur de série B et Z continuent, encore aujourd’hui, à attirer de fervents défenseurs parce qu’ils portaient toujours, en leurs génériques, au moins un artiste fou qui avait irrépressiblement envie de faire ses preuves. Cela pouvait être un ou plusieurs jeunes comédiens qui ne savaient pas quelles autres opportunités ils allaient avoir, une équipe maquillage et prothèse qui avait le génie qu’on débloque en travaillant constamment, ou un designer de marionnettes ou de costumes qui se sentait particulièrement inspiré par le script. Ici, on a des acteurs qui jouent comme dans les moins bons Guédiguian et des cadreurs qui composent comme dans Les Dissociés, ce film YouTube sorti il y a 10 ans.
Formulons-le comme ceci : si on souhaite voir un film français qui rend hommage à des sous-genres de films d’horreur du siècle dernier, passés de mode depuis, il vaut mieux regarder Pendant ce temps sur Terre, également avec Northam. (Fario est un creature feature, comme Tremors ou Ticks ou Mosquito, Pendant ce temps sur Terre était un gros néon qui nous rappelait toutes sortes de récit d’invasion de body snatchers). Et si on souhaite voir un film qui a une vraie ambiance visuelle (nous ne nions pas que Fario en a une), dirigeons-nous vers une œuvre qui en a une par adresse de direction, ou même par génie accidentel.
Fario en a une par obligation technique, parce que travailler en argentique demande un plus haut degré d’expertise que l’équivalent digital, pour avoir un résultat lisible. Fario ressemble à un film important comme Zoltan, le chien sanglant de Dracula (1978) ressemble à du David Lynch.