Matière organique
Sur un bord de plage anonyme, deux jeunes femmes sourient à la caméra qui les filme. Une voix explique alors ignorer l’identité de ces personnes, mais reconnaît le plaisir que la contemplation de leurs images lui procure. C’est ainsi que débute Et j’aime à la fureur, film documentaire intimiste aux tendances expérimentales d’André Bonzel, coréalisateur du célébrissime C’est arrivé près de chez vous. Passé son introduction, Bonzel explique en prémisse de ce second long métrage que les images de jeunes filles en vacances exposées à l’œil sont issues de sa collection de bobines personnelles. Collection amassée patiemment depuis l’enfance, à laquelle se sont bientôt ajoutées les bobines de ses propres réalisations, avant que le stock ne s’agrandisse encore, suite à un héritage, de films mis en boite par certains de ses aïeuls. Débute donc le récit du parcours de paumé qu’a été Bonzel, ainsi que de sa famille bourgeoise décatit, par le biais de la narration d’une voix off à l’écriture caustique et grinçante, sur laquelle se superpose cette série d’images de collection mélangeant archives personnelles et familiales, parfois couplées à certains extraits de films muets. Le parti-pris esthétique principal consistant en ce qu’aucune distinction claire ne soit faite entre les diverses sources visuelles, dont l’agencement consiste en un jeu de rimes poétiques et parfois cocasses les unes envers les autres. L’enchaînement des images pouvant ainsi passer de moments datant des années 90 aux années 30 sans crier gare. Geste entrant en résonance avec l’autre parti-pris du film, scénaristique celui-ci, consistant à ne pas construire le récit de manière linéaire et chronologique, mais de procéder à de multiples va et viens d’apparence anarchique, entres les divers événements contés. Double parti-pris brouillant les identités des diverses scènes utilisées, facilitant leur réappropriation par Bonzel pour son film et ayant pour conséquence de matérialiser plastiquement le degré de confusion mentale, comme émotionnel, l’ayant tiraillé le long de sa vie. Lui qui, fou de cinéma et souffrant d’un profond manque d’amour paternel, n’a eu de cesse de mélanger, durant son existence, réalité, besoin d’évasion, fantasmes et pulsions scopiques. Le film irradie ainsi une énergie vitale, pulsionnelle et fait montre d’un superbe aspect organique qui, par ailleurs, est accentué par le beau travail de la bande sonore. Bande sonore constituée de greffe d’ambiances sur les images muettes, à laquelle se joignent les quelques musiques de Benjamin Biolay. L’ensemble contribuant de concert à l’immersion sensorielle du spectateur.
Matière mémorielle
Concrètement, au cours de son récit, ce sont de multiples histoires que conte l’auteur : histoires familiales, histoires de figures familiales, petites histoires personnelles, histoires de cinéma, histoire du Cinéma, Histoire avec un grand H…Autant d’épisodes éclatés, éparpillés, disloqués, entre les diverses parcelles mémorielles que représente la collection de Bonzel qui, patiemment, n’a de cesse de rassembler, reconstituer et recoller l’ensemble, pour combler les blancs et donner un sens global à tous ces événements. Par son geste, l’auteur définit son rôle de réalisateur comme celui d’un passeur de mémoire ayant à charge de transmettre un héritage familial à travers son film, comme celui de la passion du cinéma, mais avec ce que cela comporte de tare à assumer. Dont celle de compenser la solitude et le mal-être en étant un « queutard » recherchant l’ivresse sexuelle. Damnation atavique contribuant fortement au ton mélancolique d’Et j’aime à la fureur. Mélancolie émanant tout autant du fait que l’auteur a réalisé, au cours de sa vie, que les instants de bonheur enviés au travers de sa collection de films, n’étaient en fait que des apparences. Celles que les membres de sa famille, comme de la société, souhaitaient se donner pour dissimuler des réalités bien plus rudes et injustes. Réalités justement mises en exergues par le contraste se jouant entre les propos graves de la voix off, énumérant crûment les diverses vérités dissimulées, et la joie apparente des personnes aux cœurs des scènes employées. Contraste permettant d’exposer l’hypocrisie d’une société plus attachée à la représentation du bonheur qu’au bonheur lui-même, ce qui, à l’heure de la multiplication des réseaux sociaux et de l’exacerbation de la mise en avant narcissique de sois, touche de l’œil un problème profondément contemporain. Ainsi, Et j’aime à la fureur, par son montage et son organicité, évoque Un homme à la caméra de Dziga Vertov, comme le Miroir d’Andreï Tarkovski, tout en faisant penser au cinéma de Chantal Akerman, type News from home. À sa manière, André Bonzel conjugue franchise, placide ironie et beauté poétique, ce qui lui permet de supplanter les événements tragiques vécus, sans jamais tomber dans l’exhibition de soi, ni devenir sentencieux ou moraliste. Le film est ainsi un véritable travail de réflexion sur le cinéma d’archive, comme sur celui d’un cinéma de l’intime, tout en regorgeant d’une grande beauté formelle.