Entretien avec Jean-Claude Brisseau

Article écrit par

On l’a longtemps rêvé, on l’a finalement eu. A l’occasion de la sortie de ce qui est peut-être son plus beau film, Jean-Claude Brisseau, grand cinéaste avant d’être un personnage sulfureux, nous ouvre la porte de ses secrets.

C’est donc dans son appartement parisien que le cinéaste nous accueillit très aimablement, en cet après-midi d’hiver déjà sensiblement printanier. D’une confondante disponibilité, l’homme fit face à nos questions parfois indiscrètes avec simplicité et précision, n’esquivant que très peu l’évocation des récents scandales médiatiques désormais (un peu trop) liés à son nom. L’aventure de l’entretien avec Jean-Claude Brisseau est une sereine navigation entre interrogation sur la représentation cinématographique de la nudité et du plaisir féminins, coup de gueule au sujet d’une forme d’appauvrissement esthétique généralisé, et surtout, chose la plus essentielle, renseignement quant à l’avenir d’un cinéma plus jeune que jamais.

Une fois de plus, la fiction centrale de votre film repose sur l’association d’un trio féminin et d’une figure masculine dirigeante…

Oui… je n’avais pas nécessairement pensé à ça… Ceci dit, bien que le film reprenne des thèmes du précédent, sur ce terrain-là, je n’ai pas eu conscience des similitudes. Et je vous avoue que même si je travaille beaucoup sur les détails, il y a des choses dont je ne suis pas conscient. Je vous avoue de la même manière qu’un jour où je devais – bien que je ne revoie jamais mes films – régler les projections d’une rétrospective de mes films à Rotterdam en 2003, en revoyant le début de L’Ange noir, je me suis rendu compte que le personnage joué par Sylvie Vartan était très proche de celui joué par Coralie Revel dans Choses secrètes. Dans les deux cas, elles flinguent leur bonhomme de la même manière, l’une au début, l’autre à la fin. Dans les deux cas, elles sont manipulées par quelqu’un et dans les deux cas, elles jouent la comédie dans le monde dans lequel elles sont. Il y a une grosse similitude entre les deux personnages dont je n’étais pas conscient.

   

Donc, si l’on pense, en voyant votre personnage d’étudiant en psychiatrie, à votre personnage de cinéaste du précédent film, cela est essentiellement dû au hasard ?

Vous savez, on a beaucoup dit, à propos du personnage d’avant que c’était moi, que le film était un plaidoyer, ce qui était faux. Personne n’a eu cette réaction quand j’ai fait De bruit et de fureur, alors qu’en fait il y avait un jeune prof qui était moi à 30 %. J’ai utilisé mes élèves, des amis de mes élèves ou des parents de mes élèves comme modèles. Cela fut la même chose pour mon film précédent. Le personnage était moi à 30 ou 40 % maximum. Je me suis demandé d’ailleurs si je ne pouvais pas choisir une autre profession que cinéaste, pour le personnage (médecin, journaliste…), mais c’était quasiment impossible. Enseignant, encore moins, et l’équipe, qui travaille quand même beaucoup, ne pouvait pas s’adonner à une recherche qui durerait une éternité. Mais il n’y avait pas de recherche systématique, tout du moins aucune volonté consciente de reproduction de situations antérieures. Le dernier film est un « film somme », au sens où j’y reprends les thèmes de mes précédents, à l’exception de celui de la délinquance parmi les hommes. Il y a même des plans évoquant délibérément, de manière presque identique, ceux des films précédents.

                           

                                       

Vous enfoncez encore le clou au niveau de la représentation du sexe, malgré vos déboires récents…

Excusez-moi, le film étant avant tout une réflexion sur la vie, le monde, j’ai quand même pris un certain recul par rapport à tout ça. Maintenant, il faut tout de même dire que sans le sexe, ni vous ni moi ni les insectes ne serions là. Il y aurait peut-être une vie, mais pas pour notre espèce, ni même pour les animaux. C’est une force considérable, qui a résisté aux épidémies, aux catastrophes, aux cataclysmes… voire à la misère. Sa force repose sur la fascination. Un autre aspect de la question renvoie à l’une des grosses problématiques de tous mes films, la recherche du bonheur, en général attachée à un certain modèle : un mari, une femme, un enfant, une profession, une vie politique, un drapeau, tout ce que vous voulez. Vous souffrez à partir du moment où vous perdez la chose à laquelle vous êtes le plus attaché. J’ai utilisé le sexe, qui s’apparente aussi à sa manière à ce modèle vu la fascination qu’il exerce – si l’on gratte un tout petit peu – sur un certain nombre de personnes. Lorsque l’on ressent du plaisir, on aspire sans cesse à le retrouver. C’est aussi le symbole de l’attachement, quelles que soient nos préférences sexuelles. Dès que ce symbole est perdu, commence la souffrance, la frustration. Je prenais l’exemple de Sainte Thérèse d’Avila. On a beaucoup représenté ses extases comme une forme d’orgasme ; mais l’une des grosses différences est que la jouissance n’y repose sur rien de concret, de matériel. Il y a peut-être son adoration pour un homme mort deux siècles auparavant, mais c’est tout. Du même coup, elle est libre, attachée à autre chose qu’une présence immédiate. J’ai utilisé le sexe pour renvoyer à ces éléments-là. Mais je ne peux évacuer leur caractère fascinant. A moins d’être sado-masochiste – ce qui n’est pas mon cas – une force grande et puissante est nécessaire à l’extase. Le sexe est en ce sens proche de cette force. D’où que je l’ai utilisé pour mon cinéma.

Vous semblez davantage intéressé par la nudité féminine dans sa pure exposition que par l’acte sexuel en lui même…

Pour la raison simple que l’acte n’est pas facile à représenter. Ce qui m’intéresse est la fascination, le plaisir que peuvent ressentir les gens, surtout les femmes. Les hommes hétérosexuels sont un public gagné d’avance, mais pour les femmes, c’est plus compliqué, car elles savent quand la jouissance est authentique ou non. Du même coup, le plaisir est essentiellement visible sur le corps. Dans le film précédent, la transgression ne se situe bien sûr jamais dans une relation hétérosexuelle non seulement autorisée, mais encouragée. Il fallait toucher aux petits interdits.

   

Comment abordez vous la question de la nudité, avec vos actrices, au moment de la préparation du film ?

Il faut d’abord que les filles soient d’accord et capables de le faire. Elles doivent, ne l’oubliez pas, donner l’impression de prendre du plaisir, qui est une émotion comme une autre, au même titre que si je demande à un acteur de pleurer de façon authentique. Il y a un long travail de préparation, beaucoup plus compliqué qu’on ne l’imagine. D’abord parce-que ces séquences doivent être réglées comme des ballets – vous remarquerez qu’il n’y a quasiment pas de gros-plans dans mes films. Ce sont souvent des plans-séquence, ou des plans-séquence partagés en deux. Une des filles a d’ailleurs dit un jour à un critique : « d’abord, on est froide et on doit ensuite donner l’impression du trouble et même de l’orgasme… mais il faut en plus penser à la position de la caméra, à l’éclairage… » Ça demande un gros boulot à effectuer au préalable. Elles ne sont pas obligées de le faire, mais si elles acceptent, on y va. Ça n’a d’ailleurs rien de tellement éprouvant. Quoique… si, c’est parfois crevant. Exemple : une séquence dans mon film précédent m’a demandé huit heures de boulot, sous la forme d’un travail en trois étapes. Et là, de grosses séquences ont été répétées pendant le week-end et les filles étaient presque obligées de me forcer à venir, tellement j’en avais marre des scènes de sexe. Contrairement aux apparences, j’en avais vraiment marre. On a réglé ces scènes en fonction de la lumière, d’un point de vue cinématographique.

Vous faîtes de nombreuses prises ?

Non. Par exemple dans la séquence – pas bien méchante – de sado-masochisme, il y a deux travellings en tout et pour tout. Je n’ai gardé qu’un plan-séquence. On ne peut pas demander aux gens de recommencer éternellement. Ils doivent essayer si possible d’être troublants du premier coup.

Bien que vous ne fassiez pas beaucoup de gros-plans, il y a tout de même l’impression d’une non simulation, dans vos scènes. Vous êtes, disons, aux frontières de la pornographie…

Je ne vois pas en quoi montrer le plaisir ou l’orgasme serait forcément de la pornographie ! On dit parfois que la pornographie, c’est l’érotisme des autres. Pourquoi « avant » serait de l’érotisme et « après » de la pornographie ? Je trouve cette logique tout à fait stupide. Le but est de montrer, parce-qu’elles sont belles, les filles lorsqu’elles éprouvent du plaisir. Mon but était clair et net. Je veux que ça ait l’air vrai, en particulier pour les femmes, qui ont l’habitude de la simulation et la devinent très vite chez les autres femmes. Lorsque je demande à un acteur de pleurer, je lui demande d’exprimer une souffrance de manière authentique. Pour ça, je lui demande d’aller chercher une émotion vraiment ressentie et de ramener à lui la séquence qu’il doit tourner. C’est pareil pour toutes les émotions. La sensualité en est une parmi d’autres.

Cherchez-vous à provoquer une excitation chez vos spectateurs, masculins notamment ?

Pourquoi seulement masculins ? Je voulais voir si l’émotion liée au sexe pouvait, comme Hitchcock utilisait la peur, apporter un suspense. J’espère avoir réussi.

Je confirme que vous parvenez souvent à saisir la montée progressive du plaisir.

Ce n’est pas si facile que ça, hein ! Ça pose de réels problèmes, surtout au niveau de la durée. Techniquement, c’est très délicat.

C’est-à-dire ?

Interrogez donc plutôt les filles, ce sera plus simple. Elles seront plus intéressantes que moi, sur ce terrain-là. Non, il y a un réel travail ! Quand j’indique que sur mon film précédent, il m’a fallu huit heures pour une séquence à trois, c’est qu’il y a un réel travail. Au bout d’un certain temps, il n’y a plus de trouble du tout. Je suis premier spectateur. Je demande, lors d’une scène d’émotion, à pleurer le premier. Pareil pour le trouble érotique, qui doit faire vrai. Les filles sont plus intéressantes que les hommes sur ce terrain-là. Si un homme simule, cela se devine tout de suite, il y a une manifestation extérieure. Pour le dire franchement : on voit s’il y a érection ou pas. C’est bien sûr plus complexe avec les femmes.

                                                                                                           

Lise Bellynck est l’une des rares comédiennes à récidiver à vos côtés dans une nouvelle aventure…

Vous savez, Sabrina [Seyvecou, héroïne de Choses secrètes – ndlr] m’a fait comprendre qu’elle était prête à refaire un film. Cela ne s’est pas fait pour celui-là, car elle avait un autre tournage. Je l’aurais aussi volontiers proposé à Maroussia [Dubreuil, héroïne des Anges exterminateurs – ndlr], mais cela aurait été encore trop compliqué, avec son petit copain…

Où avez-vous repéré les acteurs de ce dernier film ? Quelle était par exemple la particularité de Carole Brana ?

Elle est arrivée comme ça, au dernier moment. Elle est venue à ce que j’appellerais un « rendez-vous manqué » avec une autre postulante. On est allé dîner ensemble et comme c’était une amie d’Arnaud [Binard, personnage masculin d’À l’aventure – ndlr], elle avait déjà lu le scénario. Elle a accepté de faire les essais érotiques. Et puis voilà… C’est aussi simple que ça.

Et Nadia Chibani, avait-elle une formation de comédienne ?

Non. En dehors des trucs liés au sexe, elle est venue travailler chez moi sur le texte. Le long monologue qu’elle a dans le film, rectifié tout au long de notre travail, a été préparé durant cinq ou six après-midi de trois heures. Carole et les autres comédiens aussi d’ailleurs, sans exception. Lorsqu’ils ont de l’expérience, ça va vite, sinon, cela prend un peu plus de temps car tout est à apprendre.

Les propos de votre personnage principal, Sandrine, sont très anticonformistes, surtout au début du film. Elle décide de quitter sa vie bourgeoise, son futur mari, son confort, pour entrer dans une marginalité parfaitement assumée. Vouliez-vous donner au récit une dimension subversive ?

Non non, pas du tout. Elle dit juste qu’elle en a marre du mensonge. Elle reproduit la crise d’un certain nombre de jeunes femmes qui décident de sortir de leur quotidien. Ses propos ne sont pas tellement subversifs. Elle veut juste, à un moment, sortir du ronron de sa vie. Et cela, par le biais d’une rencontre avec des choses plus profondes, hors du ronron social dans lequel chacun est confiné et plus aveuglé qu’autre chose. Elle veut tout simplement avoir un contact avec une certaine forme de vérité.

Et cette vérité pourrait être trouvée… dans l’hypnose, par exemple ?

Dans l’hypnose, on trouve quelque-chose d’autre. Pourquoi se refuserait-elle après tout à ces expériences, qui sont un renseignement sur le comportement des êtres, des hommes et des femmes, rentrant dans sa soif de savoir ? Voir les effets de l’hypnose sur le corps, les contacts avec des êtres du passé, sont une prise de conscience du monde, voisine au fond de la théorie d’Einstein.

Votre film est par ailleurs assez « zen ». Aucune menace de retour de bâton moral ou judiciaire ne pèse sur les épaules du jeune homme, contrairement à votre personnage masculin des Anges exterminateurs.

Le sujet du précédent film était lié à l’interdit. Celui de De bruit et de fureur reposait sur l’interdiction de parler de la petite délinquance dans les cités, les HLM, en milieu scolaire… J’aurais pu la situer ailleurs, mais c’est un univers que je connaissais un peu, de par mon expérience d’enseignant. Je m’étais rendu compte à l’époque de l’interdiction formelle d’évoquer le sujet, qui a viré depuis vers autre chose, une dimension un peu fascisante sur les bords. Chose que je craignais hélas il y a vingt-ans… En l’occurrence, sur Les anges exterminateurs, qui est construit un peu comme une tragédie grecque, l’interdit principal est le sexe. Le personnage du cinéaste est proche d’Œdipe, ou plutôt d’Icare : il va se brûler les ailes dans sa soif de savoir. L’aspect judiciaire est l’un de ceux que l’on peut relever… Dans ce dernier film, il n’est pas question de cela. Ce sont les filles qui l’entraînent. Lui entraîne, par imprudence et maladresse, la manifestation de forces inconnues. Nous, en tant que spectateurs, nous restons au seuil et n’allons pas plus loin. Mais on laisse sous entendre qu’il y en a un, de « plus loin ». On s’arrête là où commencerait un autre film.

Vous nous invitez à adhérer jusqu’au bout à la quête de vos quatre personnages. Nous faisons presque corps avec leur désir de voir se manifester l’invisible, l’impensable.

Si j’ai réussi à faire ça, tant mieux. C’était mon but. C’est vrai que le besoin de savoir pourquoi on est là, de découvrir le sens des théories d’Einstein dont je parlais tout à l’heure, remet en question le monde tel qu’il est. Nous vivons avec des différences de vitesse faiblardes comparées à la vitesse de la lumière. De même, la différence des temporalités et quasiment imperceptibles… Mais, si l’on réfléchit bien, en sortant de ce que j’appelle notre « intuition sensible », on découvre un monde à la limite du fantastique. Moi, mais je crois beaucoup d’autres personnes, je suis fasciné par ça. Qu’est-ce que la vie, le monde ? Tous les enfants se posent un jour ce genre de question. Comme le dit Sandrine dans le film : «Une fois adulte, ces questions, on ne se les pose plus. » Moi, je ne les ai pas oubliées. Je ne suis pas le seul. Si je parviens à transmettre cette soif de connaissance au spectateur, alors tant mieux.

Il était très délicat de représenter une lévitation dans un film à priori ancré dans une certaine « réalité » contemporaine…

J’aurais même pu aller plus loin ! Dans un décor que j’aurais voulu plus simple. Représenter une lévitation dans un lieu du quotidien est plus fort que, par exemple, suivre la manière des films de La Hammer. J’ai été obligé de travailler dans des décors trouvés au dernier moment. J’aurais aimé que le film soit beaucoup, beaucoup, beaucoup plus quotidien…

Parlez-nous donc de ce beau personnage du « confident », incarné par le rare Etienne Chicot.

Oh, il est plus qu’un confident ! Il guide la fille. Il y a d’ailleurs un plan dans le film où l’on se demande s’il est bien là, s’il existe ou non…

                                                                                     

Il préserve une dimension fantomatique…

Oui, mais on voit bien qu’il est réel…

N’est-il pas un peu responsable du virage de la fille, après leur première discussion ?

C’est tout-à-fait possible, en effet, qu’il en soit le détonateur. La fille, qui était déjà dans un état…

De doute ?

Peut-être de doute… Les propos du gars choquent la copine, mais pas elle. Cela peut être l’élément déclencheur. Sans compter le fait qu’elle n’en puisse plus de l’hypocrisie générale, sa vie de petite bourgeoise…

Pourrions-nous dire que ce film est un film « de genre », fantastique par exemple ?

Pas sûr. Des éléments frisent le fantastique, mais il y a un côté fantastique dans tous mes films, alors… Mais dans l’apparence, cela reste réaliste. Peut-on dire que c’est un film pornographique en raison des deux séquences de… Je remarque d’ailleurs que le film n’est interdit qu’aux moins de 12 ans… [sourire] Là, le classer dans un genre, je ne sais pas. Qu’il y ait du fantastique, ça, c’est sûr. Le fantastique m’a d’ailleurs moins inspiré par des choses vues que des choses lues, dont on ne doute pas de l’authenticité.

Estimez-vous que votre style a beaucoup évolué, depuis vos débuts ?

Je préfère ne pas répondre à la question, parce-que je n’en sais rien. C’est aux autres de le dire. Moi, j’essaie de faire des films un peu différents à chaque fois. Mais il est vrai qu’une contrainte budgétaire oblige à travailler d’une certaine façon. Ce film est toutefois beaucoup moins découpé que les autres, avec beaucoup plus de plans-séquence… et plus de dialogues.

                                                             

Vous en êtes totalement satisfait, de ce film ?

Je ne suis jamais satisfait de mes films ! Jamais. C’est pour ça que je ne les revois jamais.

Êtes-vous en quête d’une forme de « cinéma populaire » ?

Ah, ça oui ! La seule chose, c’est que ce n’est pas toujours possible. Il y a parfois des films « de recherche » qui ne touchent pas forcément le grand public. Mais il est vrai que j’ai toujours cherché à donner des émotions au grand public. Chose qui révolte certains critiques, pour qui vouloir donner de l’émotion serait une forme d’escroquerie. Je n’essaie pas de leurrer les gens, mais j’ai davantage confiance en certaines émotions qu’à l’intelligence… qui est de toute façon elle-même manipulée par les émotions. Elle est plus trompeuse.

Vous n’êtes donc pas un cinéaste intellectuel ?

Je ne pense pas. J’essaie de ne pas l’être, même s’il y a une réelle réflexion, lors de la construction de mes films. J’espère qu’elle ne se voit pas. Disons que j’essaie d’être les deux à la fois.

Quel regard portez-vous sur le cinéma français ?

J’ai l’impression que la notion de « mise en scène », telle qu’elle me touchait, n’existe plus du tout. Ni en France ni ailleurs. Je simplifie un peu, hein… Mais, au cinéma comme à la télévision, les films sont des « mises en image », avec essentiellement des gros-plans, rarement des plans larges. Ou sinon, jamais mis en scène. Alors que certains films avec Jean Gabin, que j’ai revus dernièrement, étaient constitués de plans larges permettant de situer les classes sociales par le décor, les habitudes sociales des gens, de manier même parfois les instruments du pouvoir. Il était utilisé à des fins psychologiques, ou lyriques – comme dans quasiment tous les westerns. Il y avait une véritable recherche sur le paysage, à travers le scope, soulignée par l’emploi de la musique, presque exaltante. Tout cela a été sacrifié pour le gros-plan, encore et toujours. Je trouve le gros-plan utile, mais perdant de sa force lorsqu’il devient systématique. Hitchcock, par exemple – mais pas seulement lui –, lorsqu’il alternait le gros-plan et le plan large, le faisait de façon quasi-musicale. Cela n’existe plus. Ford, toute cette manière de faire du cinéma des années 50, 60 ou 70 a disparu. On a aujourd’hui le choix entre, du côté des américains, les films pour enfants, du côté des français, les grosses comédies lourdingues. Ou alors, pour le public dit « cultivé », des films petit-bourgeois… voire même parfois grand-bourgeois. Mais je ne veux pas non plus juger le public. J’en ai juste un peu marre. Il y a une chute artistique considérable, influencée par la télévision.

Votre cinéma repose de plus en plus sur la mise en scène de la parole…

Pas toujours. Dans les deux derniers films, il y a certes beaucoup de dialogues. Mais certains que j’ai réalisés ne comportent presque aucun dialogue.

Pensez-vous beaucoup à la mise en scène, lors de l’écriture du scénario ?

Pas dans le détail, mais oui.

Êtes-vous en quête d’une forme de classicisme contemporain ?

Ces mots, « classicisme », ça ne veut rien dire pour moi.

Il y a beaucoup de découpage, une grande fluidité dans votre mise en scène.

Pour plusieurs raisons. Des questions de coût, tout d’abord. Ensuite, je ne suis pas le premier. Des gens comme le père Hitchcock, Welles, après s’être essayés au plan-séquence, se sont remis au découpage classique pour des raisons économiques. Ce découpage était autrement plus riche et complexe que celui que l’on voit dans les films, à l’heure actuelle. C’est depuis les années 80/ 90 que l’on s’est mis à systématiser le gros-plan. Ça m’exaspère. Pour en revenir à votre question, je ne me pose pas la question d’être avant-gardiste ou classique dans la forme. Moi, ce qui m’intéresse, c’est d’expérimenter des choses qui n’ont pas été faîtes, dans un ensemble scénaristique et de mise en scène qui puisse rester en contact avec le public. Quelqu’un m’a dit, à propos des Anges exterminateurs, que des films comme ça, on n’en avait quasiment jamais vus, qu’il ne ressemblait à rien. Ce n’était pas péjoratif. Il avait raison ; mais j’ai appris qu’en Israël, je ne sais pas si c’est vrai, le film a battu tous les films « grand public » américains lorsqu’il est passé à la télévision. Ce qui veut dire qu’il n’était pas si « compliqué » que ça !

C’est surtout que l’on retrouve le plaisir du plan fixe, du champ/ contre-champ, du découpage, des mouvements de caméra raréfiés…

N’oubliez pas que le découpage permet de travailler sur le rythme du film. Ainsi que de travailler, de façon très pragmatique, le dialogue tel que le plan-séquence ne le permet pas. Je pense que le rythme est une chose importante dans un film, même s’il est parfois un peu lent. Mais je n’ai rien, par ailleurs, contre un film magnifique comme Gertrud, de Dreyer, ou d’autres. Je pense que le champ/ contre-champ, le plan moyen ou le plan large s’utilisent, au même titre que la musique, à des fins dramatiques. Voyez l’importance de la musique, dans Vertigo, ou Psychose. Le Mépris, de Godard : si l’on élimine la musique de Delerue, quelque-chose tombe ! Je ne dis pas ça contre Godard. Un film dont les silences ne s’accompagnent jamais de musique perd de sa force dramatique. J’essaie d’avoir une plus grande souplesse, au niveau de ces éléments-là. Comme je commence à n’être plus tout jeune – 65 ans dans quelques mois – , j’ai été habitué à avoir un certain recul sur le cinéma. J’ai remarqué, surtout dans le cinéma français pour gens cultivés, des modes, qui bien sûr ne durent pas très longtemps. Elles sont destinées à disparaître et vieillir très vite. Voilà pourquoi je m’efforce de ne jamais entrer dans aucune mode.

                                                               

Êtes-vous attaché à un certain âge du cinéma, le grand classicisme hollywoodien…

Pas seulement. J’ai aussi beaucoup aimé certains réalisateurs japonais, les films italiens… J’aime énormément les films de Fellini, particulièrement dans cette période allant des Vittelloni à 8 ½, mais on ne peut pas dire qu’il était très classique, vu qu’il a brisé certaines formes de narration. Je pense à La Dolce Vita, en particulier. Il y avait déjà des éléments fantastiques dans La strada. Je regrette que ce type de cinéma ait en partie disparu.

On pourrait vous juger passéiste, en vous entendant dire ça…

Peut-être… Mais je dois quand même dire que j’ai moi-même, modestement, essayé de faire des choses inédites, que personne n’avait essayé jusqu’ici. Je ne suis pas si passéiste que ça. Disons qu’en ce moment, je ne suis pas très satisfait du cinéma que je vois, en général.

Aucun coup de cœur, dans le cinéma contemporain ?

Non. Peut-être que je le vois et le connais moins, aussi. Il y a une époque où je voyais tout, ce n’est plus le cas maintenant.

Avez-vous vu le dernier film de Jacques Doillon, Le premier venu ?

Non…

Le cinéma français d’aujourd’hui ne vous intéresse pas ?

Pas vraiment.

Comprenez-vous la fidélité d’un certain public… [il m’interrompt]

Attendez, je corrige ce que je viens de dire : c’est moi qui parle, hein ; ce n’est pas parce-que je ne suis pas un grand fana que je critique. On peut très bien avoir une vision des choses différente. Je m’exprime selon mon propre système. Les gens ont le droit d’avoir les goûts qu’ils veulent. Mais j’aime autant qu’on me laisse les miens.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que votre cinéma divise. Ceux qui ne vous ont jamais vraiment aimé ne vous aimeront sans doute pas plus avec ce dernier film. Quant à ceux qui ont toujours été sensibles à votre travail, ils semblent vous redécouvrir à travers ce dernier film… Avez-vous une idée de la perception générale de votre travail ?

Aucune. J’entends des choses, mais ne me pose pas cette question.

Êtes-vous sensible à la critique ?

Oui. C’est d’ailleurs pourquoi je préfère parfois ne pas trop entendre ; mais j’entends aussi parfois des choses que je trouve assez stupides…

Si je vous dis qu’À l’aventure est peut-être votre film le plus apaisé ?

Possible.

On pouvait s’attendre à vous retrouver dans un cinéma de rancœur, après tous les ennuis que vous avez eus suite à vos derniers films. Or, vous semblez repartir à zéro…

Je ne sais pas si je repars à zéro, mais… Je ne sais pas quoi dire.

Pourriez-vous tourner un documentaire, aujourd’hui ?

Oui, j’ai eu envie de tourner un documentaire sur les phénomènes de type para-psychologique. Cela ne s’est pas fait et je le regrette. Par contre, il y a un autre aspect qui m’intéresse. Quand j’ai tourné De bruit et de fureur, on m’a proposé de tourner des documentaires sur la réalité sociale que je côtoyais ; j’ai refusé, car le documentaire, sous ses airs d’être objectif, est au moins aussi subjectif que la fiction. Je trouvais plus honnête d’écrire une fiction que l’on pourra si l’on veut attaquer à sa guise plutôt qu’un documentaire où l’on fait quand même dans le subjectif sans en avoir l’air, sans le dire vraiment. C’est pourquoi je n’en ai pas fait pour l’instant.

Regrettez-vous certains de vos choix, certains de vos films ?

[Il hésite]. Je ne préfère pas trop répondre à cette question… Oui, certains de mes choix… Encore que. Il y a des films que je ne voulais pas faire mais que j’ai faits quand-même, d’autres que je voulais faire et n’ai pas faits, hélas. Mais bon, je ne reviens pas trop sur ce qui a été fait. Vous savez, je ne regarde jamais mes films. Il m’arrive parfois de les revoir parce-que des gens veulent que je leur projette sur un écran plus grand. Mais c’est exceptionnel. La plupart du temps, 10, 20 ou 25 ans après. Je les connais tellement pas cœur…

Gardez-vous contact avec les acteurs qui ont traversé votre cinéma ?

Bien sûr ! Tout du moins avec ceux qui le demandent. Mais à priori, j’ai gardé des relations d’amitié et d’affection avec les gens qui ont fait mes films. En général, pas toujours.

Comprenez-vous les attaques dont vous avez été l’objet, ces dernières années ?

Je préfère ne pas aborder cette question. J’ai été profondément blessé… Sauf sur un aspect, un seul. Je vais prendre un exemple, celui d’un homme dont je ne suis pas à la hauteur. Freud, lorsqu’il fut le premier à dire qu’il y avait une sexualité des enfants avant la puberté, chose niée y compris par la médecine, tout le monde lui est tombé dessus ! Ça a passé avec le temps. Moi, il était normal qu’ayant transgressé certaines lois établies par le non-dit, je connaisse des problèmes rencontrés par d’autres artistes, qui les arrangeaient par l’intermédiaire de l’argent. Il est normal, dès lors que vous remettez en cause certains principes et règlements sociaux, que cette même société se venge. Surtout si cela renvoie à des choses réellement dérangeantes. Tout le reste, je préfère ne pas en parler.

Des projets en cours ?

Oui oui, je planche sur un gros film. J’étais en train de clore un cycle – tout ce qui concerne la sexualité, c’est terminé… même si je ne dis pas que l’on ne s’embrassera pas ou ne fera pas l’amour dans mes futurs films, mais ce ne sera pas filmé de la même manière. Oui, je voudrais faire un film relativement important. On verra si l’on arrive à le monter. Oui, j’ai un certain nombre de projets.

Et pour finir, le titre de ce dernier film, « À l’aventure », pourquoi ?

J’en ai cherché d’autres, ça m’a paru être le plus simple. Cette fille va à l’aventure, donc j’ai gardé ce titre.

Entretien réalisé par Sidy Sakho, à Paris,  le 17 mars 2009

Remerciements particuliers à Samir Ardjoum, Olivia Dallemagne et Hadrien Dumont.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi