Entretien avec Jaime Rosales

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En trois films, Jaime Rosales s’est imposé comme l’une des valeurs sures du cinéma européen contemporain. Raison suffisante – outre bien sûr la dimension toujours élégamment déroutante de son cinéma – pour l’interroger longuement sur la place du spectateur, de la société, voire de l' »humain » en général, dans ses singulières propositions et recherches esthétiques.

Un tir dans la tête

Pourquoi ce parti pris de n’intégrer aucun dialogue ?

Lorsque, en apprenant le fait divers sur lequel se base l’histoire, j’ai commencé à penser le film, la forme m’est venue tout de suite. J’ai décidé de filmer la totalité du film avec de longues focales, en gardant le point de vue sonore de la caméra et, par là, sans écoute des dialogues. J’avais une forte intuition cinématographique sur ce parti pris. Il me semblait que filmer de cette façon ouvrait tout un univers pour regarder l’humain à travers une caméra qui n’avait jamais été utilisée par les cinéastes, du moins ceux que je connais. D’autre part, j’ai tout de suite senti qu’il y avait une forte connexion entre cette forme et le sujet. Le sujet porte sur le terrorisme. Les terroristes vivent dans une forte clandestinité ; les mots et les identités sont tout le temps cachés. Par ailleurs, il me semblait qu’une grande partie du problème du terrorisme au Pays Basque garde relation avec la négation à écouter l’adversaire politique. En proposant un film où l’on voit des gens parler, mais où l’on n’entend pas ce qu’ils disent, je voulais suggérer le besoin d’écouter l’autre, si on veut vraiment trouver une solution définitive à la violence.

Comment vous, interprétez-vous ce geste ? Le film laisse au public l’opportunité de se faire sa propre interprétation mais vous, en tant que particulier, comment vous placez-vous, devant votre film ?

Mon film est le résultat d’un parcours idéologique personnel. Un parcours tout à fait surprenant pour moi-même. Je vais essayer d’expliquer cela. Il y a deux ou trois ans, je ne saurai pas le préciser, j’avais certaines idées sur le problème Basque. J’étais plutôt proche d’ une idée « officielle » sur la question. Peu importe quelle était cette idée. Mon discours était donc semblable au discours d’un des partis politiques en place. Or, depuis un certain temps, mes idées ont commencé à muter. Elles n’ont pas muté vers un autre discours « officiel », mais vers une toute autre idée. J’ai vivement compris que tous les discours officiels – PSOE, PP, PNV, HB, Aralar, etc… – contenaient tous une partie vraie et une partie fausse. J’ai pensé que dans la dynamique actuelle des partis (« j’ai 100% raison, tu as 100% tort »), il s’était configuré un équilibre qui rendait impossible une solution définitive. En faisant ce film, j’ai changé mes idées. Voilà comment je me place devant mon film : je propose un parcours. Je propose au spectateur d’abandonner un peu ses a prioris et d’écouter les idées des autres. Chercher une nouvelle vérité pour tous, où tous feraient partie de la solution.

Vous êtes-vous posé la question de l’intérêt du public, lors du tournage ?

Bien sûr. Je croyais – et je le crois toujours, les faits m’ont donné raison – que le film portait sur un fait d’énorme intérêt public. Malgré la radicalité formelle et le peu de moyens techniques et économiques avec lesquels on l’a réalisé, le film a suscité un écho médiatique extraordinaire.


Justement, lorsque vous créez, est-ce en fonction de la réception qui sera faite par un public, ou suivez-vous seulement « vos envies », votre instinct ?

Il faut tout d’abord préciser que lorsque je pense un film, je souhaite de toutes mes forces que le film connaisse un grand succès public. Je ne fais pas un film pour moi, ni pour mes amis, ni pour une certaine critique spécialisée. Je fais un film pour le public. Cela ne veut pas dire pour autant que le but d’un film est de faire le plus grand nombre d’entrées sans que d’autres aspects éthiques soient à considérer. Pour moi, faire du cinéma veut dire deux choses : essayer de comprendre, de soustraire une vérité sur l’humain, et partager cette recherche, à travers des formes cinématographiques, avec un public. Comprendre n’est pas évident et trouver les formes qui permettent de comprendre non plus. C’est pour cette raison que mes films ne sont pas au top du box office – ils ne sont pas en bas non plus – parce que les gens ne veulent pas comprendre les mystères humains. Ils ne veulent pas faire l’effort que cela suppose. Ils ont l’habitude d’aller au cinéma pour s’évader de leur réalité. Or, le cinéma est ce qui permet de se confronter à sa réalité. J’explique : si quelqu’un sent que sa réalité est dure et va au cinéma pour s’évader, en ressortant de la salle, il ne va rien changer ; il n’y a pas de prise de conscience, donc sa réalité restera aussi terrible qu’elle l’était. Au contraire, si quelqu’un sent que sa réalité est terrible et va voir un film qui éveille en lui une prise de conscience sur lui-même, il sera en mesure d’essayer de changer des choses. Il y parviendra ou pas ; mais du moins il essayera. Voilà pourquoi un film de « conscience » est bien plus utile qu’un film d’« évasion ». C’est pour cette raison que je ne comprends pas les gens qui me disent : « Oh, vous savez, ma vie est dure, ce que je cherche dans un film c’est m’évader. » Un film à évasion contribue à ce que rien ne change.

 

Ne craignez-vous pas que la forme « rebute » le public, et donc limite la diffusion de votre message, amène moins de personnes à s’interroger, ce que pourtant vous souhaitez forcément qu’elle fasse ?

C’est un risque que je prends, hélas. Je ne peux pas trouver une forme simple pour faire bouger les consciences. Ce n’est pas possible. Que faire ? Changer de forme – et donc de discours, et donc de but – pour élargir le public ? Ça n’a pas de sens. Le but de communiquer, ce n’est pas la communication – comme internet semble essayer de nous en convaincre – mais la transmission de connaissances et d’émotions vraies. La seule chose qu’il me reste à souhaiter, c’est que, petit à petit, un public de plus en plus nombreux s’intéresse à mon travail et que le bouche à oreille fasse le reste.

Croyez-vous aux compromis en matière de cinéma ?

Oui, au compromis du cinéaste avec lui-même et avec son art. Je ne crois pas au cinéma militant. Le cinéma militant trahit la nature même du cinéma. C’est faire de la propagande – même si parfois les principes justes sont derrière cette propagande. Le cinéma, c’est autre chose. C’est comme la science. Le but de la science n’est pas la propagande ; c’est la transmission du savoir mystérieux. Celui du cinéma aussi.

Est-ce qu’il vous a été difficile d’obtenir une production ?

Ça dépend de chaque film. Mon premier film à été très difficile parce que c’était un premier film et les premiers films sont difficiles par définition. Mon deuxième film, LA SOLEDAD, a été difficile aussi parce que, malgré le succès du premier, il avait besoin d’une production plus grande et assumait des risques importants. Mon troisième film, UN TIR DANS LA TÊTE, a été très facile car j’avais enchaîné deux beaux succès de suite ; en plus, il a coûté extrêmement peu.

 

   

Vous innovez et surprenez toujours, quelle sera la prochaine « surprise » ? Quels sont vos projets ?

Je n’aime pas trop parler des mes projets futurs… c’est une sorte de superstition, puis je ne sais pas encore avec précision ce que je veux faire. J’ai quelques idées qui tournent en rond dans ma tête, mais rien de précis encore.

Quel regard portez-vous sur le cinéma actuel ?

Je sens que le cinéma actuel est dans une petite impasse. Il y a des œuvres intéressantes, sans doute, mais en général, je sens une double crise. Une crise du côté du cinéma classique hollywoodien – les films ne marchent plus comme avant et ne suivent pas des règles fixes non plus – et une crise aussi dans le cinéma art et essai – il n’y a pas un mouvement du type « Nouvelle Vague » ou « Néoréalisme » qui agglutine les différentes propositions esthétiques des auteurs, et leur donne une direction. Cette impasse, cette perte de repères, suit ce qui se passe dans les sociétés modernes en occident. Je crois que l’on est dans une période de transition. Il y a quelque chose qui est un train de mourir lentement, et une autre chose qui est en train de naître lentement aussi. Cela est vrai pour la société dans toutes ses disciplines et aussi pour le cinéma.

Trouvez-vous qu’il innove, explore suffisamment ?

Je pense que du côté des innovations il y pas mal de choses qui se produisent. Mais en général, ce sont de petites explorations, des variantes qui n’aboutissent pas à une forme de langage solide et durable. On innove, certes, mais on abandonne l’innovation pour passer à autre chose. Il n’y a pas une création d’un chemin solide, d’un nouveau canon esthétique, qui guide une nouvelle démarche.

 

La Soledad

La Soledad se démarquait déjà du tout venant cinématographique, par votre choix esthétique radical de diviser vos plans par l’intermédiaire du split-screen. Seriez-vous tenté par une forme de mise en scène plus « classique » ?

Mon devoir éthique consiste à trouver des formes qui permettent de comprendre d’une façon efficace les problèmes de notre époque. Je ne vois pas l’intérêt de continuer à utiliser un langage « classique » pour chercher à comprendre des problèmes modernes qui n’ont plus forcément grand-chose à voir avec les problèmes de l’époque de la constitution de ce langage-là. Il s’agit plutôt de créer un nouveau langage, ce qui s’avère une tâche très difficile. Ce n’est pas une question de goût, ou d’être ou ne pas être tenté. C’est une question de démarche artistique. Par ailleurs, souvent je pense que je pourrais prendre beaucoup de plaisir à faire un film « à la Hollywood ». Mais ça m’étonnerait que je le fasse vraiment un jour. Il y a d’autres cinéastes qui le font déjà très bien.

Votre cinéma, malgré son apparent apaisement, semble très fortement marqué par les tourments récents subis par votre pays, les attentats de mars 2004, notamment…

Oui, les attentats de mars 2004 à Madrid m’ont beaucoup touché, tout comme l’attentat de Décembre 2007 à Capbreton. L’un et l’autre sont à la base de LA SOLEDAD et de UN TIR DANS LA TÈTE. Il me semble que le cinéma est un outil très efficace pour parler de l’actualité. D’où le fait que jusqu’à présent je me sois inspiré de tourments subis par mon pays dans les dernières années.

 

  

Êtes-vous sensible à un cinéma, espagnol ou autre, plus « populaire », à vocation essentiellement divertissante ?

Sensible ? Je suis conscient de son existence et de son succès – surtout les films de frisson du type REC ou L’ORPHELINAT – mais, en général, ce n’est pas un type de cinéma qui m’intéresse. Ce n’est pas un type de cinéma qui m’intéresse chez les américains – qui l’ont inventé – donc encore moins de la part d’une cinématographie – en l’occurrence l’espagnole – qui l’adopte de façon artificielle.

Connaissez-vous le travail d’Albert Serra, autre révélation du cinéma espagnol récent, partageant avec vous, malgré vos grandes divergences de style, une approche très « moderne », assez minimaliste de la fiction ?

Je ne connais pas le travail d’Albert Serra, mais je connais celui de Marc Recha, José-Luís Guerin ou Isaki Lacuesta. Effectivement on partage, malgré – comme vous le soulignez – des divergences de style, une approche qui se base sur le cinéma moderne.

Votre cinéma semble beaucoup miser sur l’insinuation, l’impalpable, voire l’imperceptible… le spectateur est parfois touché par de petits signes a priori presque « banals », un silence, le changement brusque de regard d’un personnage…

Il me faut encore parler du cinéma classique hollywoodien. Dans le cinéma classique, tout ce que l’on voit a déjà été dit auparavant. Rien de neuf, de surprenant, de déstabilisant. Le spectateur est un consommateur passif. Le film marche sur lui comme un rouleau compresseur, sans que sa participation personnelle ne soit requise à aucun moment. On peut dire qu’un film classique n’as pas vraiment besoin du spectateur pour se compléter. Il a besoin du spectateur uniquement pour se financer. Le cinéma que je propose, au contraire, a besoin du spectateur pour être abouti. Chaque spectateur, en fonction de sa sensibilité, de son intelligence et de son histoire, va se faire un film personnel. Mon cinéma est un cinéma personnel, non pas à cause de ma personnalité, mais parce qu’il s’adresse d’une façon distincte et personnelle à chaque spectateur du film. Il s’agit pour moi non pas d’abrutir les gens mais de les stimuler à chercher du sens. Bref, essayer de les rendre un peu plus sensibles et intelligents. C’est pour cela que l’essentiel dans mes films passe par de petits détails parfois imperceptibles.

 

Vous semblez avoir particulièrement foi dans le hors-champ…

Le hors-champ c’est, sans aucun doute, ce qu’il y a de mieux au cinéma. Dans la peinture, il y a très peu de hors-champ et c’est dommage. Mon tableau préféré de tout les temps, c’est LAS MENINAS de Vélazquez, un tableau en hors-champ. On voit le peintre du point de vue du sujet qu’on ne voit pas ; ou plutôt, on ne le voit pas clairement ; uniquement un reflet flou sur un miroir lointain. C’est un chef-d’œuvre extraordinaire. Le hors-champ stimule l’imaginaire. On cherche, à partir des signes du champ, ce qui se trouve hors-champ. C’est fascinant. En effet, j’ai une foi et un plaisir inouïs dans le hors-champ. Maintenant, je travaille en faisant des recherches sur le hors-champ sonore.

Plus général :

Allez-vous vous-même beaucoup au cinéma ?

Oui, j’essaye d’aller en salle au moins une fois par semaine. Lorsque je voyage dans des festivals, en promotion, j’essaye aussi de voir des films. Je regarde aussi des films en DVD.

Qu’aimez-vous aller voir, en général ?

Ça dépend. Je vais voir des films grand public, de temps en temps, avec ma femme et des amis. Je suis attentif aux films de festival – notamment Cannes et Venise – et je cherche à voir les films qui ont été remarqués par la cinéphilie.

Quels réalisateurs vous ont influencé ?

Les réalisateurs de la modernité : Godard, Bresson, Cassavettes, Buñuel, Tarkovsky, Passolini… les grands cinéastes modernes. Je connais aussi les cinéastes classiques comme Ford, Hawks, Wilder, Hitchcock, mais suis moins influencé par leur travail.

Propos recueillis (par courriel) le 9 mars 2009, par Sonia Déchamps et Sidy Sakho

 

 


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