Eden à l’Ouest

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Sur le sujet délicat qu´est l´immigration, Costa-Gavras tient un cap intéressant dans « Eden à l´Ouest », en choisissant de traiter le tragique de la situation du protagoniste en odyssée quasi fabuleuse de ses péripéties.

Incarné par un envoûtant Riccardo Scarmacio, l’homme qui immigre nous emmène au plus proche de son voyage et ce sont avec ses yeux et ses silences que nous assistons à la fragilité des systèmes et des âmes démocratiques : l’étrange étranger ne semble plus être celui qu’on croit. Malgré quelques longueurs et des démonstrations d’intentions parfois peu subtiles, le film a le mérite de proposer un regard inédit sur le monde, et de distiller une certaine langueur : deux qualités qui font le cinéma.

Eden à l’Ouest s’ouvre sur un poétique soleil couchant dont l’indéniable splendeur est rapidement suppléée par la réalité de la situation : le soleil se décale sur notre gauche, car une frégate remplie d’hommes cherche sa destinée dans l’horizon contraire. L’Eden comme l’âge d’or grec est une fiction fondamentale pour la conscience humaine, elle y inscrit le souvenir d’un temps meilleur pour donner l’espoir d’un monde meilleur. Or, ce rêve peut être prosaïque, et la simple survie peut constituer un Eden. C’est ce que rappelle Costa-Gavras qui, tel un funambule, réussit dans son film (co-écrit avec Jean-Claude Grumberg) à garder l’équilibre entre la poésie du monde et le pragmatisme de la plus élémentaire expérience humaine, l’envie de vivre. Si le soleil disparaît dès le premier plan, c’est pour mieux devenir idéal.

Fuyant sur la frégate un pays dont le nom et la langue resteront inconnus, Elias tente, avec quelques mots de français, une percée vers un avenir plus prometteur. Échoué clandestinement sur la plage d’un luxueux club de vacances, le jeune homme doit bien vite redoubler de vigilance pour ne pas être renvoyé d’où il vient, et cette vigilance, c’est se méfier ou faire confiance. Le bel immigré s’adapte comme un caméléon, mais il est condamné à poursuivre son errance qui, de tableau en tableau, le mène vers Paris, symbole magique de son aboutissement. Son odyssée moderne est une longue route, qu’il trace avec pour seuls moyens son courage débrouillard et sa tendre beauté. Au gré de ses rencontres, complexes parce qu’imprévisibles, au gré de la violence de certaines situations, Elias est infatigable à tisser son destin. Et apprend qu’entre humiliation et gain de liberté, la roue tourne inlassablement…

Ulysse et Apollon à la fois, Riccardo Carmacio brille dans son rôle: par l’éloquence de ses silences et de ses sourires, sans compter la sensualité de sa chute de rein, il donne chair à l’immigré des temps modernes. À travers ses yeux, l’univers d’Eden à l’Ouest est presque enfantin, car de trahison en bonté, sa confrontation au monde est toujours de l’ordre de l’étonnement. Mais cette immersion au cœur de la naïveté d’Elias est précisément ce qui permet au spectateur de nager sous la surface de ses préjugés. D’une scène sur l’usage avilissant qui est fait de l’étranger, à une autre sur le danger qu’il est censé représenté, nous sommes emportés en-dessous du stéréotype : prenant naissance chez Elias, chez l’humain derrière le cliché, notre regard devient aussi celui qui regarde l’homme enraciné. L’homme qui n’a jamais eu à remettre en cause sa place dans le monde, au sens propre, le lieu où vivre sa vie. Le tour de force du film est bien de nous décaler, de rendre étranges nos certitudes jusqu’à l’insidieuse question : et moi, à sa place ? Celle de l’immigré Elias ? Celle des automobilistes ? Celle de cette femme ? Et si, à l’image de l’ami d’Elias (dans une scène poignante), notre salut tenait parfois à savoir comment demander du pain ?

Costa-Gavras, immigré Grec devenu citoyen Français « par choix et par nécessité », a inventé le pays et la langue d’Elias (qui est composée de mots français inversés). Depuis le film Z en 1969, le réalisateur n’a de cesse d’inventer une langue cinématographique engagée. Dans Eden à l’Ouest, elle est parfois très didactique (l’omniprésence des uniformes dans le confort des démocraties, les contradictions de la morale humaine), un peu longue à décoller (du surréalisme du premier Eden), voire quelque peu ésotérique sur la fin. Mais elle est unique. Avec légèreté, sans dramatisation, le film surprend le spectateur débarrassé de tout a priori, et lui insuffle même une langueur qui le suit bien après sa sortie de salle…

Ainsi, la langue de Costa-Gavras est bien celle du cinéma, puisqu’il ouvre un monde inédit, dans lequel on se reconnaît. Depuis l’aube de la civilisation, l’homme est sur le fil du funambule, attiré par le chant des sirènes ou l’espoir de l’âge d’or ; avec le mythe d’Elias, la question n’est pas de savoir de quel côté on penche, mais d’apprendre à moins tomber ; dignement, à rester debout.


Titre original : Eden is West

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Durée : 110 mn


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