Un espace clos, trois personnages, plongés dans un clair-obscur oppressant. Et des visages, enfouis sous trois masques à gaz qui ne reflètent rien d’autre qu’une des plus grandes angoisses de tous les temps : la suffocation. L’asphyxie du quotidien, celle de la société, des grands espaces qui nous entourent, de la famille qu’il faut protéger, du travail à accomplir. Et surtout, la suffocation de son propre moi, l’étouffement de sa conscience, de la raison qui s’échappe et de l’étau qui se resserre.
Et vient l’angoisse, l’obsession de tous les maux, celle de ne plus rien contrôler, d’être totalement dépassé. Alors il faut tout faire pour tenter de gouverner ce qu’il reste de nous-mêmes en essayant de ne pas lâcher prise, pour ne pas se noyer.
C’est alors l’instinct primitif, à la fois le plus bestial et le plus humain, qui se réveille en nous, permettant par nos actions un dernier accomplissement.
Cela s’appelle la survie.
Voici la motivation, plus que respectable, qui anime Curtis LaForche : cette volonté profonde de préserver sa famille de deux dangers. L’un, représenté par le sentiment sous-jacent qu’a Curtis concernant un évènement climatique, une tempête quasi-apocalyptique à venir, annonçant leur fin à tous. L’autre, le danger que cet homme représente lui-même pour sa famille : si ses délires et hallucinations ne font de lui ni un devin ni un élu (c’est la question que le film pose), il est alors bel et bien atteint de démence.
Ne sachant donc pas très bien où se trouve le véritable péril, Curtis tente de protéger sa famille d’une abstraction. Les démarches discrètes pour tenter d’aller mieux, Curtis les a discrètement entreprises : sa conscience n’a pu être sondée par aucun spécialiste puisque les psychologues changent de visage tous les jours, et sa visite à sa mère aliénée n’a fait que rappeler des souvenirs douloureux sans expliquer un semblant d’hérédité schizophrénique. Au moment de cette rencontre entre le fils et sa mère, Jeff Nichols aurait pu décevoir son spectateur en affirmant une évidence, du genre « Les maux de l’adulte d’aujourd’hui trouvent leurs explications dans les souffrances de l’enfant d’autrefois. ». Mais heureusement pour nous, et pour le film, la complexité du personnage de Curtis ne se résout pas si facilement.
Pas de conclusion hâtive dans le film de Jeff Nichols, donc. Si ce n’est pas de conclusion du tout. On termine le film en se demandant : « Est-il fou ou non ? » pour se rendre rapidement compte que la réponse n’est pas tant déterminante que le chemin que nous avons parcouru à ses côtés.
Mais fou, Curtis ne l’est sûrement pas, tant il a conscience de cette folie qui peut atteindre chacun de nous à tout moment, conscience de ses angoisses les plus profondes et, plus que ça, de la condition humaine.
Coup de maître scénaristique
Dans le huis clos que représente ce shelter, nous assistons à un instant de cinéma inoubliable où l’intrigue psychologique est à son point culminant. Durant quelques secondes, le cinéma constitue un terreau de tous les possibles. Un bref instant où le spectateur, de la même façon que Samantha et Hannah, ne peut soupçonner ce qu’il va advenir l’instant d’après chez Curtis. Son profond désarroi est instigateur d’attente pour le spectateur et, par là même, de suspense. Une tension narrative savoureusement insoutenable qui constitue une belle leçon de scénario. Le suspense créé en ces quelques minutes nous questionne : Curtis va-t-il devenir violent envers sa femme et sa fille ? On a la chance d’éviter le thriller dramatique et pathétique grâce à la complémentarité des personnages. Sam représente la sagesse et le pardon qui viendront en aide à l’égarement de Curtis. À ce moment-là, l’homme apparaît terriblement seul, comme un animal enfermé dans la cage de sa propre conscience, honteux de son propre instinct de par les regards, simples juges ou accusateurs, portés sur lui.
L’instant est bref, le temps d’une lueur dans les yeux de Sam. Le "I’m sorry" répété successivement par Curtis, nous le percevons à chaque fois d’une manière différente, jusqu’à sa dernière prononciation, qui prend alors tout son sens. Ce qui le désole profondément, c’est de ne pas arriver à contrôler ce conflit, cette tempête intérieure qui le dépasse et qui gouverne tout son être. La métaphore n’est pas ratée, Samantha sait qu’en ouvrant la porte de l’abri, Curtis donnera un premier coup de poignard à cette folie qui l’agrippe. Ce moment, haletant et suspendu, où tout peut arriver, est un incroyable coup de maître scénaristique.
Nichols dépasse le simple chaos de la vie quotidienne pour exploiter les limites de la rationalité et le conflit interne à deux individus : Curtis, d’un côté, et la famille, d’un autre côté, qui ne consiste alors plus en un trio d’individus profondément dissociables les uns des autres, mais en une seule entité. C’est en fonction de cette famille que Curtis agit, procédant peu en fonction de lui seul. C’est tout l’inverse d’un Shining (Stanley Kubrick ,1980), où le père, Jack, est pris d’une folie de plus en plus meurtrière et infanticide envers sa famille. Le trio familial vole en éclats sous la folie paternelle. Dans Take Shelter, au contraire, c’est la famille qui constitue le salut.
Samantha est à la fois Adam et Ève, le père et la mère.
Hannah, la pureté qui n’entendra jamais les absurdités de ce monde.
Curtis, lui, est un prophète.
Rien n’est moins évident que de comparer le film de Jeff Nichols à un flot d’autres films. Cependant, le regard qu’il porte sur les petites gens de l’Amérique profonde est empreint d’influences dont la plus remarquable concerne le cinéma de Terrence Malick. On reste dans une même tonalité esthétique, naturellement portée vers un aspect contemplatif des choses qui entourent l’humain. Plus que ça, une passion évidente pour la Nature qui englobe l’humanité. L’espace n’est pas relégué au seul rang de la contemplation, il fait partie intégrante de ce qui meut les personnages. Il ne s’agit pas d’une bataille de l’homme contre la nature (comme souvent chez Lars von Trier par exemple) mais de la perception extrêmement sensitive d’un homme vis-à-vis de l’espace qui l’entoure. Le personnage est soumis à son environnement et doit apprendre à fonctionner avec.
Il n’est pas loin non plus, le cinéaste russe Andreï Tarkovski, avec son Miroir (Andreï Tarkovski, 1975), dans lequel lui aussi utilise les sons organiques et l’aspect le plus sensoriel qui soit de la Nature qui entoure l’individu, permettant grâce à elle de suggérer souvenirs et tourments intérieurs d’un personnage mourant. Là comme dans Take Shelter, on reste ancré dans un cinéma de la suggestion et du sensitif plutôt que de la monstration.
Autre cinéaste de la suggestion duquel on peut rapprocher certains aspects de Take Shelter : Roman Polanski. Avec Répulsion (Roman Polanski, 1965) par exemple, le cinéaste évoque des mêmes thèmes (même s’il est évident que Carole, incarnée par Catherine Deneuve, devient éminemment plus folle que Curtis) et un même genre de schéma narratif.
En commençant leurs films par une observation soignée des personnages dans leur vie de tous les jours, les cinéastes en question privilégient un quotidien bien installé où rien ne laisse présager une quelconque folie chez ces personnages à l’apparence relativement stable. C’est de manière très progressive qu’ils vont s’isoler, leur quotidien chamboulé par des délires, cauchemars et angoisses obsessionnelles. Dans les deux films, les cauchemars subis sont très violents. Mais, à l’inverse de Carole dans Répulsion, Curtis ne sera jamais pris de folie meurtrière.
Comme chez Polanski, Take Shelter oscille entre réalisme et extraordinaire. En exploitant ainsi l’entre-deux entre quotidien et folie, qu’est-ce que ces cinéastes cherchent à sonder ? Les angoisses de l’homme moderne ou les entrailles de l’humanité ?
Le cinéaste et l’acteur
À la mort d’un père, haï par les uns, chéri par les autres, deux clans de demi-frères se font face. Ces fratries ennemies sont animées par la haine et la violence mais, surtout, par le conflit intérieur qui perturbe chacun d’eux.
Shotgun Stories (2008), le premier long métrage de Jeff Nichols, nous fait penser à un film à la sauce James Gray, où les vastes espaces de l’Amérique profonde (l’Arkansas, plus précisément) remplacent les géométries urbaines.
Encore une fois, Nichols exploite un thème maintes fois exploité (dans Shotgun Stories, le fratricide ; dans Take Shelter, l’apocalypse) pour finalement l’utiliser comme simple prétexte. Les véritables sujets de ses films ne sont jamais ceux qui transparaissent de prime abord.
Le conflit extérieur (la haine entre les deux clans de frères ; la tempête qui présage la fin du monde) n’est qu’un subterfuge, la véritable complexité du film se trouvant dans les tourments intérieurs de ses personnages.
Ce qui nous accroche à Shotgun Stories, ce n’est pas tant l’attente de savoir qui va tuer l’autre, que l’expérience humaine vécue par chacun de ces hommes, adultes mais à certains égards encore enfants. Anxieux du futur qui s’alarme devant eux, encore soumis à leurs maux d’enfants, ces hommes et frères, par leur violence, affirment leur désarroi face à l’injustice qui leur a été faite. En les abandonnant à une mère indigne pour partir fonder une nouvelle famille, en les reniant, leur père a quasiment signé leur arrêt de mort. Mais la plupart d’entre eux survivront à cette guerre intérieure et, encore une fois chez Nichols, c’est la famille et le devoir de protection qui viendront épargner ces âmes tourmentées.
Un des atouts majeurs du cinéma de Jeff Nichols, c’est bien évidemment Michael Shannon, qui maîtrise à la perfection l’art du silence. Son expression bourrue lui donne le double de son âge, ce visage semble avoir tout vécu. Mais, en même temps, dans son regard, on perçoit l’émotion, douce et subtile, d’un homme en proie aux angoisses. Un acteur difficile à cerner qui renferme des personnages pleins de paradoxes. Il jouera dans Mud, le nouveau film de Jeff Nichols, qui sort ce 1er mai sur les écrans français. Reste à savoir si Matthew McConaughey, qui incarne Mud, arrivera à égaler son prédécesseur. Mais on y croit, les films de Jeff Nichols sont une aubaine pour les acteurs.
Take Shelter de Jeff Nichols – DVD édité par Ad Vitam – Disponible le 15 mai 2013.