La Dame de pique

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Quand les tables de velours trahissaient bien des vautours.

Les classiques de la littérature russe du XIXe siècle ont toujours provoqué fascination et péril tant ils semblaient promettre à des scénaristes en mal d’encre la limpidité de leurs traitements romantiques. Magnétiques et inégalés sont en effet les vertiges de l’ambition qu’ils surent apposer à leurs héros, qui, du duel qu’ils se mettent constamment en tête de livrer au monde, achèvent toujours d’être lamentablement défaits.

La Dame de pique, nouvelle qu’écrivit Pouchkine en 1833 (1), est de ceux-là, s’attachant à suivre par le motif littéraire en vogue du jeu, l’itinéraire fougueux et désespéré d’Hermann. Soucieux d’avancement, doté tout à la fois du « profil de Napoléon et [de] l’âme de Méphistophélès » (2), Hermann  flambera si passionnément que même la mort et la banqueroute ne pourront plus le faucher. En 1963, avant d’extraire au hasard de sa bibliothèque ladite nouvelle, l’écrivain Julien Green songeait peut-être déjà, depuis le vis-à-vis sur l’ambassade soviétique que lui offrait la fenêtre de son bureau de travail, au spectre de ce jeune officier du génie déambulant maladivement dans les salons dorés d’un monde que l’Histoire allait peu à peu engloutir. Désireux de tromper encore « [sa] faim de création » (3), et accompagné en cela par son fils adoptif Ėric Jourdan, décision sera alors prise de l’adapter.

 

Hormis quelques ajustements linguistiques, Léonard Keigel, qui rendit pour la première fois cinématographique un roman de Julien Green (Léviathan, 1962), prêtera serment d’allégeance (4) en respectant scrupuleusement la tenue d’un script devenu presque découpage technique (5). Aujourd’hui débarrassé de ses griffures et surtout réhaussé dans ses contrastes par restauration numérique, La Dame de pique n’en conserve pas moins l’aspect d’une litote qu’on aurait courageusement su recouvrir et prolonger afin de rendre plus concise encore. Car les deux écrivains, malgré une réécriture commune qui ne dura qu’un mois, s’approprieront le style pouchkinien, rebattant la continuité narrative afin d’étoffer la texture des personnages d’une profondeur nostalgique que la volonté d’épure de l’original n’eut jamais pu permettre.

De la Comtesse Anna Fedotovna notamment. Elle dont la vie à l’aube de la Révolution française à son exil à Saint-Pétersbourg connut bien des malheurs ; elle qui traîne derrière elle ses amours morbides ; elle qui ferait presque exprès de perdre au jeu pour s’en rajouter encore. Elle, Dita Parlo, qui quinze après s’être retirée du cinéma, y reviendra une dernière fois, comme désormais introduite à la table des Gloria Swanson, Buster Keaton et autres vedettes du muet du posthume Sunset Blvd (Billy Wilder, 1946) tant elle aura conservé de son aura, mais qui distraite, ne pourra taire le secret que lui avait jadis confié le Comte de Saint-Germain (Jean Négroni), ce secret qui assure invariablement prospérité au jeu du pharaon.

 


À La Dame de pique, au-delà de sublimer les inspirations fantastiques que renfermait en ses pages la nouvelle – les ombres portées des chandeliers accompagnant la marche déjà funéraire de la Comtesse, les miroirs cloisonnant ses personnages malgré des pièces immenses, les escaliers signifiant les chutes prochaines et certaines (6) -, de poser dès lors cartes sur table, de laisser émerger de ces décors saturés de noir les masques gris-blanc de morts-vivants jouant leurs atouts, leurs va-tout, fiévreux et las d’attendre la révélation d’une couleur qui ne jaillit plus. Celle de l’argent, que Hermann (Michel Subor), favorisé en cela par la félonne et féroce dame de compagnie de la Comtesse (Katharina Renn), Iago au féminin, s’ingéniera par tous les moyens à soutirer.

Obsédé, Hermann, en allant jusqu’à attenter à la vie de la Comtesse, n’imaginait cependant pas qu’il feindrait dès lors le coup de pistolet qui abrégerait la sienne. « À son tour, Hermann s’avança vers le cercueil. Il s’agenouilla un moment sur les dalles jonchées de branches de sapin. Puis il se leva, et, pâle comme la mort, il monta les degrés du catafalque et s’inclina… quand tout à coup il lui sembla que la morte le regardait d’un œil moqueur en clignant un œil. Hermann, d’un brusque mouvement se rejeta en arrière et tomba à la renverse. » (7)

Suppléments
La Femme fatale. Éric Jourdan/Jean-Éric Green sur l’atmosphère russe de La Dame de pique et la lecture filmique très originale de morceaux choisis.

Le Château d’Haroué revisité. Sur Saint-Pétersbourg la neigeuse transposée au froid lorrain du château d’Haroué.

La Marche du Petit soldat. Michel Subor sur sa carrière et les metteurs en scène avec qui il travailla.

 

La Dame de pique de Léonard Keigel – DVD édité par Les Documents cinématographiques.

 

(1) La nouvelle est entrée dans le domaine public et est accessible en version numérisée ou en version audio dans sa traduction originelle, celle qu’effectua le contemporain d’Alexandre Pouchkine Prosper Mérimée. Elle l’est encore bien sûr en version papier.
(2) Voir note (1), opus cité, p.27.
(3) À propos des journaux autobiographiques dont il s’accordait l’écriture entre celle de ses romans (Renée Willet, « Avec Julien Green, ou le royaume intérieur », La Revue française, décembre 1955). Peu après la sortie du film, Julien Green précisera en ses mots la fascination qu’exerça sur lui l’écrivain Alexandre Pouchkine : « J’ai toujours aimé La Dame de pique et je ne sais combien de fois je l’ai lue et relue, mais je crois que si j’essayais d’imiter quelqu’un, ce ne serait certainement pas Pouchkine, que je sens aussi loin de moi que possible. C’est peut-être pour cela qu’il m’attire » (Pierre Mazars, « Grâce à Julien Green, La Dame de pique revient au cinéma », Le Figaro littéraire, 11-17 mars 1965).
(4) « Pourquoi j’ai cinématographié La Dame de pique ? Peut-être pour répandre des ombres à la lumière des torches et des bougies […] Peut-être en raison de mon obsession du plan fixe. […] Peut-être à cause des décors. Certainement parce que j’éprouve de l’admiration pour l’œuvre littéraire de Julien Green et d’Éric Jourdan » (Les Lettres françaises, décembre 1965). Léonard Keigel, qui fut assistant réalisateur de René Clément pour Jeux interdits (1951), Monsieur Ripois (1954) et Gervaise (1956), sut à quoi s’attendre de la part de la jeune et définitive critique française, qui avait fait du réalisateur et de ses collaborations avec les scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost la tête de turc de ce qu’elle nommait avec dédain la « qualité française ».
(5) Julien Green, Appendice I, La Dame de pique, dans Œuvres complètes, tome III, La Pléiade, 1973, pp. 1252-1301. À la suite de quoi se trouve également une adaptation, toujours écrite par Julien Green et Éric Jourdan, de La Mort d’Ivan Illitch (1886) de Léon Tolstoï, restée toutefois à l’état de papier.
(6) Cette réussite formelle dûe ici à Alain Levent permettant le parallèle avec The Fallen Idol (Carol Reed, 1948), que Graham Greene à l’écriture et Georges Périnal à l’image surent de la même façon sublimer.
(7) Voir note (1), opus cité, p.32.

Titre original : La Dame de pique

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Durée : 78 mn


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