DVD « Guerre et paix » de Sergueï Bondartchouk

Article écrit par

Réédition aux Editions Montparnasse d´un classique du cinéma russe. Cette adaptation de « Guerre et paix » répond à la démesure et à la flamboyance du roman de Tolstoï.

En France, on peut adapter Balzac ou Zola. En Russie, il faut s’atteler à Dostoïevski ou Tolstoï, soit une autre paire de manche ! En 1967, Sergueï Bondartchouk livrait une version monstre du classique Guerre et Paix de Tolstoï. Monstre à tous points de vue, Guerre et paix est l’œuvre de la démesure. Les mille et quelques pages du roman deviennent près de sept heures de film, où les batailles napoléoniennes se mêlent aux bals impériaux et où la vie aristocratique rencontre la stratégie militaire. Sept années de préparation, l’un des budgets les importants de l’histoire du cinéma (le film est largement soutenu par le gouvernement soviétique), des scènes de bataille qui n’ont rien à envier au concurrent américain (même le plus contemporain), un incroyable travail sur la lumière d’Anatoli Petritski… Ce Guerre et paix n’est pas loin d’être un film définitif.

De la littérature au cinéma

Bondartchouk offre la troisième version cinématographique de Guerre et paix, après celle, muette et russe de 1915 et surtout celle édulcorée et proprement catastrophique, frôlant en permanence le contresens, que livra King Vidor aux Etats-Unis en 1956, avec Audrey Hepburn, Henry Fonda et Mel Ferrer (1). La version de 1967 est la plus fidèle au roman. Avec une durée voisinant les sept heures, Bondartchouk peut en effet se permettre un respect plus grand à l’œuvre originale que sur une durée disons standard pour un film historique (trois heures vingt-huit pour celui de Vidor). Mais plus qu’une proximité à l’histoire, ce qui frappe à la vision du film, c’est le souhait manifeste d’une « véritable » adaptation du roman. Il ne s’agit pas – ou pas seulement – d’une mise en image du récit développé par Tolstoï, mais aussi d’une transcription de son style à l’écran : trouver les moyens cinématographiques de changer les mots en images, la littérature en cinéma.

 

Les descriptions fleuves de l’écrivain – qui servent tout autant d’ancrage géographique aux scènes de batailles que de portraits en creux des personnages et d’ouverture au monologue intérieur – donnent au film une sorte de conscience atmosphérique, une dimension quasi cosmique à l’image d’un plan sur une étoile filante annonçant une nouvelle vie pour le personnage de Pierre (incarné par le réalisateur) et un présage mortifère pour les populations. Les trois premières parties s’ouvrent par des séquences sur la nature cadrée en plongée à une hauteur vertigineuse ou en travelling rapide. Il y a un va-et-vient constant entre les personnages et la nature, l’homme et les éléments. Plus qu’une inclusion dans le contexte historique, c’est à une quasi réunion entre les hommes et la planète qu’invite le film. Cette dimension, déjà présente dans le roman, se trouve largement amplifiée dans le film et souvent mise en avant par son réalisateur : « communiquer le sentiment de plénitude de la vie, le bonheur d’être au monde. En notre époque si difficile, alors que la paix est menacée, il faut redoubler d’amour de la vie. Il faut s’évertuer à faire partager par tous cet amour de la vie sur notre belle planète. », l’entend-on dire dans le documenaire Sur les lieux du tournage.

« Je ne souhaiterais rien, rien du tout, si je me trouvais là-bas, songeait Nikolaï. En moi seul et dans ce soleil, il y a tant de bonheur, alors qu’ici… Ici, ce ne sont que gémissements, souffrance et peur, et cette confusion, cette précipitation… […] La voilà, la voilà la mort qui plane au-dessus de moi, autour de moi… Un instant de plus, et je ne reverrai jamais plus ce soleil, cette eau, cette vallée… » (2)

Si quelques personnages (la Bourienne, Denissov, Nikolaï, Boris, Sonia…) et moments clés (le départ des Roskov de Moscou et la découverte d’Andreï sont traités par-dessus la jambe) sont sacrifiés, le film suit le fil – chronologique – du roman en axant chaque partie autour d’un personnage, excepté la troisième partie consacrée à l’année 1812. On suit donc tout des amours de Natacha et Andrei et du regard toujours incertain sur l’existence de Pierre. Bondartchouk met l’accent sur la simultanéité des situations et événements. Celle-ci est évidemment présente dans le roman, mais se trouve traitée sous la forme de la succession : les événements simultanés mais dans des espaces différents se trouvent relégués dans leurs chapitre respectifs. Ici la guerre se fond dans le bal. Les deux sont géographiquement très éloignés, mais viennent se télescoper à l’image en surimpression : les nobles danseurs rencontrent les soldats, le combat devient la valse et inversement… Le réalisateur affectionne tout particulièrement les effets visuels. Les ellipses temporelles de la première partie voient les personnages s’évanouir dans le plan (3) et la voix off (paradoxalement assez peu présente pour un film historique d’une telle durée) est redoublée par des effets de surimpressions hallucinatoires (la mort du prince Andrei). Le mot, le dialogue n’est jamais une fin en soi, mais un relai de l’image. Dès qu’il le peut, le metteur en scène se passe des mots et préfère faire se figer une image, l’immobiliser pour que se cristallise en elle le souvenir du personnage.

 


Guerre mais surtout paix

Evidemment, Guerre et paix donne une grande place aux scènes de bataille d’une démesure totale : 120 000 figurants, des centaines de chevaux, explosions, incendies, plans en plongée lointaine sur le champ de bataille… Le film ne lésine pas sur les moyens. Si les séquences de bal avaient pu être en partie filmées en patins à roulettes pour rester mobile au plus près des danseurs, la guerre est filmée sur des kilomètres de rails de traveling et en hélico. La reconstitution est aussi minutieuse que la mise en scène est complexe. La bataille d’Austerlitz, relativement brève dans le film, se joue à coup d’impressionnants plans séquence extrêmement chorégraphiés en de nombreux mouvements. Celle de Borodino alterne plans séquence et vues rapprochées. On passe ainsi des canonnades au corps à corps. Du point de vue stratégique – et l’on sait combien la question intéressait Tolstoï dans son roman –, on passe au personnel pour saisir les horreurs de la guerre. Outre des moyens phénoménaux, ce que montre Bondartchouk de la guerre, c’est la mort qui envahit les plans : les corps écharnés, les fusillades… Il abuse d’ailleurs parfois trop d’effets sentimentalistes qui fonctionnent mal par leur répétition sur la durée : les vues subjectives, le cadrage ultra-nerveux et les ralentis dans les situations de crise finissent par ressembler à de l’affectation, à l’image lourdingue de la mort du jeune Pétia en fin de film, qui passe de la couleur au noir et blanc.

 

Mais ces quelques défauts sont la contrepartie d’un engagement assez clair de Guerre et paix. Le film retrouve, voire accentue, la dimension vaguement pacifiste du roman. D’âme farouchement russe, Guerre et paix n’est jamais réellement manichéen dans son approche du conflit entre la France et la Russie. La vision de Napoléon évolue au fil des chapitres selon la position russe dans la guerre (il passe ainsi du grand visionnaire à l’irréductible ennemi), mais les pages défilant, l’enthousiasme de la guerre chez les jeunes soldats se meut en doutes et incompréhension de la situation et de son rôle.

« Ainsi, ils ont encore plus peur que nous, pensait-il. Et moi qui avais peur d’eux. Quelle bêtise ! » (4)

L’homme se retrouve alors seul, face aux autres et face à lui-même. Cette solitude est présente dans tout le film, dans les séquences moscovites et pétersbourgeoises comme dans celles de batailles. Dans les scènes d’intérieur, Bondartchouk a le goût de la profondeur de champ et du personnage isolé dans les confins de l’image dans un espace délaissé. A la guerre, le personnage est au cœur de la furie, entouré, mais livré à lui-même et ses pensées qui nous apparaissent en voix off. Au sol, blessé, il fait face au ciel et contemple l’absurdité de la situation. Du visage d’un soldat, la caméra semble s’enfoncer dans le ciel, traverser les nuages jusqu’à s’y perdre complètement.

 

Comme dans le roman, on passe de l’historique au philosophique, du général à l’humain. On y retrouve cette notion d’absurdité de la guerre et une quasi volonté de réunion des hommes, ce qui, en pleine Guerre froide, n’est pas forcément si évident à envisager. Preuve d’ouverture d’esprit ( ?), la nationalité du film n’a pas empêché une carrière internationale et la réception d’une flopée non négligeable de récompenses (l’oscar du meilleur film étranger en 1968 notamment). Aujourd’hui encore considéré comme un film majeur de l’histoire du cinéma, Guerre et paix n’en finit pas de fasciner comme un objet à la fois hors normes et pourtant profondément émouvant et humain.

(1) On ne compte pas ici les diverses adaptations télévisées du roman. La plus récente, celle de 2007, était une co-production européenne dans laquelle l’actrice française Clémence Poésy tenait le rôle de Natacha et Malcom McDowell en Prince Bolkonsky.
(2) Léon Tolstoï, La Guerre et la paix, version de 1873, Paris : Seuil, 2010.
(3) On pense à quarante ans de distance au magnifique Pas sur la bouche d’Alain Resnais (2003).
(4) Léon Tolstoï, id.

Bonus : un peu plus d’une heure de documentaires sur Tolstoï, Bondartchouk, la préparation du film et son tournage. Celui présent sur le dernier dvd (Sur les lieux de tournage) est d’un intérêt tout particulier puisqu’il fut tourné à l’époque pour répondre au souhait du public soviétique de connaître et comprendre la création du film. Comme souvent les images les plus intéressantes sont celles du tournage lui-même, qui permettent de mesurer un peu l’ampleur de l’entreprise et de voir à l’œuvre Bondartchouk, à la fois réalisateur et interprète de Pierre, l’un des personnages principaux.

 


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi