DVD « Belovy », « Tishe! » et « Vivan las Antipodas »

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Sortie de trois films de Kossakovski chez Potemkine : << Je me demande si je vais traverser la Terre. Cela sera drôle d´arriver parmi ces gens qui marchent la tête en bas >>*.

« Il faut tous les châtrer depuis longtemps. Ce ne sont pas des hommes. Ils sont tous impuissants, mous, refroidis et tout fripés ! » – Anna, dans Belovy (1993)

Transperçant la voûte céleste et répercutés par les étoiles, les vociférations d’Anna ont certainement rebondi sur les murailles du Kremlin jusqu’aux oreilles d’un Lénine aujourd’hui momifié, certes refroidi, mais néanmoins tout lifté. À qui s’adresse-t-elle donc, alors, cette vieille insurgée ? À ses frères aînés, les vieux fripés nostalgiques qui, debout sur leurs vieux os, ne sont toujours pas lassés de chanter les vertus de l’idéal soviétique.

Parcourant terre et eau, à mesure que la caméra de Kossakovski se rapproche de la modeste demeure d’Anna, les étendues nourricières de l’Union soviétique perdent de leur majesté pour mieux gagner en ridicule. Pendant qu’Anna passe le balai, la voix de Michaïl refait le monde hors-champ… « Rappelle le chien, Lénine ! » lance-t-elle, blasée, à son vieux frère. Passé et présent se télescopent dans la Russie rurale et immobile de 1993. Boris Eltsine n’y changera rien. Les élans lyriques insufflés au cinéma russe par Eisenstein, Poudovkine et Dovjenko s’échouent dans les contrepoints ironico-absurdes de Kossakovski. Aux noces inattendues de Medvedkine – son satirique Le Bonheur de 1934 – et de Shakespeare – ses héros tragiques à la grandiloquence dérisoire -, Michaïl a beau bomber sur son tracteur, il ne trouve d’écho qu’en son chien fou, qui le poursuit partout avec une frénésie burlesque presque oppressante.
 
 

 
« Comme par enchantement et par ma bonne volonté, petite pomme de terre, arrache-toi toute seule ! » – Anna, dans Belovy

Du cinéma burlesque, Kossakovski a retenu cette leçon : le comique vient de la relation brute d’un corps avec son environnement physique et social. De tous les corps, donc ! Et pas seulement celui d’un seul et unique protagoniste bouffon. La même frénésie burlesque anime ainsi la rue du cinéaste dans Tishe! (2003) où balayeurs et ouvriers s’affairent autour d’une plaque de goudron devenue running gag. Accélérer un film de quatre heures en 80 minutes… ou comment rendre hystériques les employés de la voierie et métamorphoser une étreinte en slapstick… À l’origine, les rushes de Tishe! duraient dix heures. Puis Kossakovski s’est dit que personne ne voudrait jamais voir ça : un film de dix heures tourné depuis sa fenêtre, seul cadre imposé à son viseur. Une fois coupé, remonté, et les musiques rajoutées, le documentaire exhibe son dispositif : théâtre à ciel ouvert où se succèdent les acteurs anonymes, comédie romantique, vidéo de surveillance, voire même film à suspens quand les flics débarquent, ou « symphonie d’une grande ville » (1) lorsque Kossakovski orchestre tout à la fois concerts de tractopelles, tuyaux d’arrosage et pluie averse. Car devant les zooms télescopiques sur les reflets scintillants de l’asphalte humide, on songe également à la poésie de Regen (Rain, 1929) de Joris Ivens.

De cette capacité à matérialiser le macrocosme dans le microcosme, autrement dit, de donner à contempler l’harmonie cosmique dans les remous d’une vulgaire flaque, Kossakovski tirera ¡Vivan las Antipodas! (2011) présenté en ouverture de la Mostra de Venise en 2011. Tourné dans quatre paires de points antipodaux du globe, le documentaire jongle entre Russie et Chili, Espagne et Nouvelle-Zélande, Chine et Argentine, Hawaï et Botswana.

 

«- Comment va le monde ? Il tourne ? – Apparemment. »

Le monde tourne en effet, comme les voitures sur le périphérique de Shanghai. Alors que la Lune roule sur les collines patagoniennes, à mesure que la terre penche, Kossakovski retourne le globe, plonge sa caméra dans les laves sorties du ventre de la terre pour mieux ressortir sa tête ailleurs. Les décors changent mais les générations se suivent et les conversations se ressemblent d’un bout à l’autre de la planète. Les points choisis par le réalisateur sont tous habités, certes. Mais celui-ci n’a pas précisé par qui : hommes, femmes, chenilles, fourmis, chiens… L’espèce humaine reprend sa juste dimension sous l’œil malin de Kossakovski. Un zoom sur les fourmis de Miraflores répondant à un plan large sur une baleine échouée sur la plage de Castle Point, devant laquelle s’affairent une bande d’hominidés, suffira à redonner à l’univers sa juste échelle : Protagoras nous a mentis, les hommes et leurs idéaux ne sont pas la mesure de toutes choses.

 

Belovy et Tishe! de Victor Kossakovski
avec, en complément dans chaque DVD, un court entretien avec le réalisateur et une interview de Arnaud Hée, critique de cinéma – DVD édités par Potemkine Films – Disponible depuis le 4 juin 2013.



 
¡Vivan las Antipodas! de Victor Kossakovski avec, en complément, un entretien avec le réalisateur – DVD édité par Potemkine Films – Disponible depuis le 2 juillet 2013.

* Lewis Carroll (Alice au pays des merveilles, 1865) cité par Kossakovski lui-même en ouverture de ¡Vivan las Antipodas!.
(1) Référence explicite à Berlin, symphonie d’une grande ville de Walter Ruttmann (1927).


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