Paris When It Sizzles, injustement traduit par Deux têtes folles, est encore considéré à ce jour comme un film non pas maudit – parce qu’il n’a pas connu assez de succès ou été achevé dans d’assez tragiques circonstances pour cela – mais raté, pour certains le plus mauvais de son auteur , voire un « mauvais film » tout court. Nous verrons ici comment, avec grâce et humour, le film apparaît surtout comme une preuve supplémentaire de ce rejet par le cinéaste de la moindre « normalité », qu’elle soit sociale ou esthétique.
Réalisé en 1964, produit par la Paramount, Deux têtes folles bénéficie d’un casting de luxe et d’un budget conséquent, mais Richard Quine n’est déjà plus un réalisateur de premier plan, malgré une précédente décennie florissante. Inspiré du film français La fête à Henriette de Julien Duvivier (1952), cette comédie romantique porte en elle les traces des obsessions du cinéaste, ses doutes et d’un pessimisme mélancolique quant à la machine hollywoodienne, qui quelques années plus tard dira adieu à son âge d’or. Ajoutez à cela les retrouvailles douloureuses entre Audrey Hepburn et William Holden, qui dix années plus tôt, vécurent sur le tournage du Sabrina de Billy Wilder (1954) une romance avortée et l’alcoolisme de plus en plus ingérable d’Holden, et vous obtenez un tournage, si ce n’est catastrophique, en tous cas douloureux.

Comme l’amour entre Gabrielle et Richard nait de leur objectif commun, achever le scénario avant la fin du week-end, le film qu’ils imaginent se peaufine au rythme de leurs émois sentimentaux. L’héroïne imaginée par Richard n’est autre qu’une jeune américaine, prénommée Gabby, dont les « big magic eyes » font succomber Rick, « un escroc et un voleur », lui-même à l’image de Richard, scénariste fatigué à l’estime de soi abimée. Bien entendu, les deux personnages sont joués par les acteurs du récit principal, précipitant encore plus les correspondances entre les deux strates. Non seulement le récit est doublé, hommage en lui-même assez clair à l’exercice scénaristique, encombré de ratés, de mauvaises idées, de clichés et bien sûr de calquage du réel, mais George Axelrod enrichit encore la trame en s’amusant de clins d’œil.
Ce n’est pourtant pas un hommage au cinéma qui est proposé ici, puisque le personnage du scénariste est bien trop désabusé quant à son métier pour que l’on s’y méprenne, mais une démonstration de la capacité d’Hollywood à tout créer, tout mêler, pour finalement tout avaler. Richard, lorsqu’il présente le sujet du film qu’il n’a pas encore écrit à Gabby, le décrit comme « un film d’action à suspense, romantique et mélodramatique, avec beaucoup de comique bien sur, sur fond de thèse sociale ! » Par ailleurs, les tâtonnements du récit conduiront La fille qui a volé la tour Eiffel dans toutes les directions et genres possibles et imaginables. Débutant comme un film d’espionnage, puis voyant ,le temps d’une scène, l’héroïne en proie à un vampire, Richard inventera une course poursuite digne d’un western (avec, en amorce, deux indiens conversant en français), puis ce sera au tour de la comédie musicale, et enfin du film policier. Si a priori le collage semble grotesque, les scènes se déroulent avec une énergie telle que rien ne parait outrancier, ni l’exercice de style, ni même l’invention d’un film qui au demeurant pourrait contenir à lui seul toutes ses traces génériques.
S’amusant autant des genres du 7ème art que de ses conventions narratives, Richard Benson sait qu’il faut toujours mettre en place un trio de personnages en amour, que les effets dramatiques peuvent s’empiler à l’infini (« switch on a switch on a switch ! » ), que le fondu enchainé, en plus d’être le meilleur des alliés contre la censure, est aussi le plus prolifique activateur de fantasmes pour les spectateurs. Et qu’enfin, la prostituée au grand cœur reste à jamais le plus attachant de tous les personnages de cinéma.

Malgré tout, on sent derrière ces innombrables références, toutes plus drôles et caustiques les unes que les autres, une réelle détresse, un désenchantement sévère vis à vis de l’efficacité hollywoodienne. Cette forme de maniérisme assez désabusé traduit plutôt bien l’angoisse de Quine (ainsi que son incompréhension face à la Nouvelle Vague française qu’il moque également), qui bientôt devra se contenter de réaliser pour la télévision, jusqu’à glisser dans un anonymat quasi complet.
Si la surenchère scénaristique est brocardée, il reste malgré tout, dans une des scènes les plus réussies du film, un semblant d’espoir, et surtout la démonstration éclatante de l’incontestable talent de Quine : lorsque Richard Benson trace un chemin de feuilles vierges dans toute la chambre d’hôtel, déroulant le canevas d’un scénario qui n’existe pas sous les yeux effarés de Gabrielle, on se dit qu’il reste encore de beaux jours à la création cinématographique. Mais plus encore, il semble que le film, bardé de références, de sous-entendus, de clins d’œil et de piques convienne bien mieux à un public contemporain désormais friands d’auto-parodie et de clins d’œil cinéphiliques qu’à ceux qui, peut-être, ne souhaitaient voir à sa sortie qu’une romance qui « paie les studios, remplie les salles et vend du pop-corn »* . Dès lors, on comprend que cette traque des clichés et ce talent de Quine a déconstruire une situation évidente pour nous en montrer les travers soit poussée à son maximum dans ce film somme où il ressasse les mécanismes cinématographiques qui on fait un temps son succès.
Sans être un adieu – du moins conscient –, Paris When It Sizzles s’affirme, à la revoyure, comme un délice de cinéma qui n’a pas à rougir devant ceux de Wilder ou Donen. Car loin d’être un simple exercice de style, le film a le talent d’être vraiment drôle, de remplir son cahier des charges d’aventure romantique touchante et de s’affranchir en tant que plaidoyer piquant et acerbe pour de beaux lendemains de cinéma.
*Richard Benson, lorsqu’il décrit l’utilité de l’inévitable scène du baiser final !