Adaptation par l’auteur de son roman éponyme, Des poupées et des anges naît d’une volonté manifeste d’offrir sans détour aux figures d’encre et de papier la matérialité qui leur serait due. Ainsi chaque plan, chaque séquence apparaissent très vite comme les signes d’un accès longtemps espéré à représentation . Chaque réplique résonne comme un impact, comme la scansion d’un ressenti enfin libéré. Intrigante au départ, cette quête incessante de puissance, de « force de frappe » finit pourtant par mettre à mal l’évolution du récit. A trop survivre , les personnages finissent par se muer en prototypes, perdent de leur consistance en se figeant dans une excessive caractérisation.
Bien que sœurs, Lya et Chirine, respectivement interprétées par Leïla Bekhti et Karina Testa, toutes deux irréprochables, suivent des trajectoires de vie très divergentes. La première, 17ans, plutôt garçon manqué , souffre de la violence de son père, cherche tant bien que mal à se rebeller en indiquant à sa mère son refus de suivre sa passivité. La seconde, bientôt 18 ans, jolie fille, se rêve Top Model, aspire à fréquenter les beaux quartiers, s’accommode à sa manière de la gêne de ce même père devant sa féminité trop manifeste. La Guerrière et la Vamp traversent le récit toutes à leur aveuglement particulier. L’enjeu ne sera jamais (le premier plan l’indique, les montrant traversant un couloir sans se regarder) de faire d’elles les éléments d’une démonstration dialectique, mais de permettre à chacune de suivre sa voie dans l’optique d’une possible moralité. Deux fables pour le prix d’une.
L’échec du procédé réside pourtant dans la quasi abstraction de ces lignes de vie. Les filles sont soumises à diverses expériences (amour, sexe, humiliations, reconnaissance…) dont l’articulation peine à prendre durablement. La prise de conscience de chacune de faire fausse route, de s’être sans doute laissée aveugler par un trop plein d’orgueil ou de naïveté, n’imprègne efficacement le corps du film qu’à de trop rares occasions. Lya « slame » sa douleur, Chirine apprend à parler aux hommes plutôt que s’offrir. Le moment marque mais ne suffit à confirmer l’expérience. Manque à ces instants la force propre aux manifestations d’une progressive évolution, d’une destinée. D’où le sentiment constant d’assister à une forme de clip étiré ou de lecture d’intention. Là se situe peut-être la crise inhérente à presque toute adaptation, transposition d’un langage (écrit) à un autre (filmé).
L’explicitation, le travail descriptif propre au roman, à l’étude de caractères, se trouve parfois confronté, dans le projet d’une « incarnation » cinématographique, au risque d’un gel, d’un hiératisme de figures engoncées dans leur aspect. Mais là où l’adaptation d’un « classique » peut trouver salut dans le brossage fidèle d’un certain monde, une littéralité modérée par la distanciation temporelle (le film d’époque), la réécriture d’un roman « contemporain » expose davantage aux pièges du présent . Filmer l’énergie de ces filles d’aujourd’hui, leur révolte face à une condition qui les étouffe, n’engage pas forcément à céder au manifeste générationnel. Un peu trop d’aujourd’hui , Lya et Chirine apparaissent comme des symboles figés, de simples signes qu’un « travail », un changement (de matière) a eu lieu.
Difficile pourtant de conclure à un lourd échec, tant le sujet, de par sa force propre, invite à garder l’œil, tant interroge toujours l’issue d’une histoire ancrée dans une évidente « réalité ». Malgré ses maladresses, Samy Nacéri confère au personnage du père une dimension pathétique résultant de la probable interaction, la confusion entre le jeu et sa propre vie. Un personnage secondaire comme Inès, la petite sœur de 7 ans encore à l’abri des tourments de ses aînées, ne manque pas d’insuffler à quelques séquences une fraîcheur, une respiration bénéfique. Surtout, répétons-le, Leïla Bekhti et Karina Testa (il faut aussi mentionner la rare Fejria Deliba, émouvante dans son emploi de mère à la fidélité résignée), sans atteindre à l’ébullition, la brutalité revigorante de l’unique Hafsia Herzi, survivent aux limites de leur rôle. L’une esquivant illico le cliché de « la petite beurette des cités ». L’autre séduisant par son apparente confiance dans le regard de l’auteur, s’offrant à l’image avec la légèreté d’une éternelle première fois . Si Nora Hamdi a su finalement saisir quelque chose d’une certaine spécificité du cinéma, c’est sans doute cela : les belles intermittences d’une pure présence silencieuse.