Lusine dans laquelle Jacques Tati plante le décor de Confusion, est peuplée de machines, de fils, décrans et dappareils électroniques en tout genre. Un condensé de technologie au service de la communication – concept-clé du scénario -, le summum de la modernité.
La C.O.M.M., ou Comment Observer le Monde Moderne
La C.O.M.M, comme son nom lindique et telle que Jacques Tati la décrit, est une immense plateforme entièrement dédiée à la communication. Les personnages ne communiquent entre eux que par téléphone, télex, interphone, radio ou écran interposé :
« Le directeur prend place derrière son bureau sur lequel trône un grand clavier, trois téléviseurs, quatre téléphones. ( ) Un des téléphones sonne : il décroche.
Nous entendons un sonore « Allo », et à travers la vitre ses mimiques nous dévoilent la tournure aimable de la conversation quil a avec son correspondant. Il a tout juste le temps de raccrocher quun deuxième téléphone sonne. Le même « Allo » retentit, mais nobtenant sans doute aucune réponse, il appuie sur un bouton et répète son « Allo » avec énervement. La conversation qui suit semble lennuyer. Ayant raccroché, il appuie sur un bouton de couleur : un écran sallume sur lequel sinscrivent des chiffres et des lettres, constituant une sorte de télex visualisé. En même temps quil lit ces renseignements, il appelle sa secrétaire à linterphone. » (1)
La communication réduite à un simple geste : presser un bouton pour établir le lien. Entre et au-delà des murs de la C.O.M.M., il sagit de tout voir et de tout savoir en temps réel, et ce grâce à aux multiples appareils de transmission de sons et dimages qui envahissent lusine. Hypermodernité rime ici avec hypervision. Lusine est un panoptique géant doù chacun peut observer lautre à son insu et être observé à son tour. De même que les appartements aux larges baies vitrées dans PlayTime rendaient transparente la frontière entre espace privé et espace public, Tati met en scène ici des espaces hypervisibles, à limage du bureau du PDG :
« Sa pièce est du reste très moderne, puisque « tout-en-verre », et permet une vision totale de plusieurs bureaux attenants, dont celui de sa secrétaire. » (2)
Le « tout en verre », métaphore physique et architecturale dune société globalisée, connectée et transparente, où tout est relié, où les distances sont raccourcies, permet une vision ubiquiste (3). Cette architecture de verre abolit les séparations spatiales et crée un sentiment domniscience généralisée. Tati saupoudre également le scénario dexpressions telles que « jeter un il », « du coin de lil », et utilise tout un vocabulaire visuel, se rapportant à la vue et à louïe. À son arrivée à lusine, le jeune ingénieur Luther, venant faire la démonstration dune de ces inventions, découvre une oreille géante et croise le regard du « cyclope » :
« Il regarde avec étonnement le décor environnant, dautant plus quen se retournant, il se retrouve nez à nez avec une oreille immense, sculpture quen côtoie une autre en forme dil. » (4)
Les organes ainsi prélevés sont les symboles mêmes du fantasme dune vision et dune audition totalisantes. Plus loin dans le scénario, le même Luther cherche désespérément le groupe qui accompagne le Ministre de lindustrie venu visiter lusine :
« Constatant que le groupe ne se trouve pas à lendroit indiqué, il se dirige vers une zone où apparaissent au ras du sol des demi-globes en forme de moitié de coquilles dufs. Au travers des hublots qui permettent davoir une vue densemble de lusine, le jeune homme essaye dapercevoir le groupe officiel. » (5)
Difficile de ne pas assimiler ces « demi-globes » à des globes oculaires et la C.O.M.M. à une bête aux mille paires dyeux et oreilles. Mais pour que les personnages puissent tout voir et tout entendre, la communication doit être fluide pour ne pas perdre de sa vélocité. Le scénario regorge déléments de liaison : câbles, fils électriques, écouteurs, bouches daération, etc. Ils assurent la permanence du signal. À limage de lautoroute dans Trafic, la communication est un raccourci entre deux espaces dont lefficacité repose sur lutilisation du chemin le plus court : la ligne droite. Et toute ligne droite chez Tati finit par être déroutée.
Comme le dit Paul Virilio, « en inventant le train, on a aussi inventé le déraillement ». Le scénario prend alors un sérieux virage. Par un système de brouillage, Tati perturbe la communication. La linéarité du signal ploie sous le poids des nombreux parasites que le cinéaste introduit progressivement. Les interférences qui vont crescendo perturbent lacheminement de linformation. Le chaos gagne lusine au fil des pages. Dans Confusion, la ligne droite devient sinusoïde.
La C.O.M.M., ou Comment Observer le Mirage Moderne
Le scénario de Confusion confronte deux sortes de réalités : lune restituée telle quelle et lautre, transformée, qui « complique la perception ». Cette complication de la perception est abordée par Tati dans la droite lignée de PlayTime : la confusion des sens est induite par le monde technologique. Le monde quil imagine, usant et abusant des diverses technologies de communication, trouble les sens. A mesure que les personnages les utilisent, une confusion des sens sinstalle. Tati décrit les troubles perceptifs, principalement visuels et auditifs, quengendrent le tout mécanique, le tout technologique.
Progressivement, les personnages sont amenés à voir et à entendre « de travers » leur environnement proche. Leurs sens nen finissent plus dêtre trompés et débordés par les signaux émis tous azimuts. Par déformation, surimpression ou désincarnation, le réel, tel que nous le connaissons saltère et se transforme. Réel et représentation simbriquent « de travers », créant une confusion sensorielle au potentiel comique. Là se niche le burlesque, dans cette perte de repère. Les informations submergent le PDG de la C.O.M.M.. Les sonneries retentissent en même temps que les écrans clignotent et que des voyants sallument. Il se met alors à confondre les formules orales avec les formules découte, – la bouche avec loreille – lorsquil accueille la secrétaire et le jeune Luther dans son bureau :
« Celui-ci est encore occupé au téléphone si bien que, lorsque la secrétaire frappe à la porte, elle nattend pas la réponse et, précédant lingénieur, elle entre dans le bureau. Tous les deux vont sasseoir.
Le directeur raccroche, se tourne vers eux et, en guise de parole, lance en direction du visiteur un sonore « Allo », puis gardant son allure autoritaire, il linterroge du regard. » (6)
Entre virtualité et réalité, la confusion des espaces
Confusion met en abîme les espaces réels et virtuels. La scène la plus emblématique est celle du voyage de lEconomic Tour, un car transportant des touristes à travers Paris :
« À lintérieur de ce car, au signal du chauffeur, les commentaires arrivent, indiquant aux touristes les lieux où doivent se porter leur regard. Cependant, à chaque fois quune bande son signale un monument typique de la capitale, par exemple la tour Eiffel, à peine les touristes ont-ils eu le temps de tourner la tête pour voir cette célèbre construction et décider de la photographier que le petit car plonge dans un souterrain, et que les touristes ne voient de cette construction que les lumières qui défilent au rythme régulier des néons, situés soit au plafond, soit sur les côtés des passages souterrains. En remontant à la surface, les touristes cherchent à voir dans toutes les directions et à peine ont-ils le temps dentrevoir le grand et le petit palais, que le petit car plonge dans un autre souterrain au même éclairage et où règne un petit brouillard de fumée déchappement.
Mais comme les cars sont équipés de petits écrans de projection placés assez bas au dos de chaque fauteuil, chaque touriste a finalement la possibilité de voir le Grand Palais – du moins sa reproduction sur une diapositive diffusée par la C.O.M.M., et qui arrive en tournoyant sur chaque écran, ce qui permet à chacun deux dapprécier, en se baissant, le monument qui sest dérobé à sa vue.
À la Concorde, un touriste hollandais, désireux de réussir enfin une photo, se place en bonne position contre la vitre. Mais le car commence à pénétrer dans le souterrain et le photographe, pour garder la vision de sa place, monte sur son siège au fur et à mesure que le car descend.
Malheureusement il glisse et tombe par terre alors quun commentaire signale le Palais du Louvre, qui se profile au Jardin des Tuileries que le véhicule est en train de longer. Les touristes tendent le cou pour essayer dapercevoir le monument. Ils lont à peine entrevu que le car sengouffre dans le souterrain menant au Châtelet. Le hollandais, nayant pas eu le temps de se relever, na pas dautres ressources que de prendre en photo la reproduction du Palais sur lécran vidéo quil a à la hauteur des yeux. » (7)
Le trajet perturbé sinusoïdal et la vitesse du car empêchent toute appréhension du réel depuis la fenêtre, doù lobligation davoir recours à lécran de la C.O.M.M. Le réel y est déformé, raccourci, et limage aplatie. Le virtuel se réalise, la réalité se « virtualise ». Le comique découle ici de labsurdité de la scène. Tout aussi absurde est lamitié qui lie deux employées de la C.O.M.M. : celle-ci nexiste que par téléphone interposé, tant est si bien quelles ne se saluent même pas lorsquelles se croisent, ignorant chacune la véritable apparence physique de lautre.
Troubler la perception du réel
Confusion met en scène le trouble sensoriel des personnages à travers la perte de repères spatio-temporels. Etonnante situation que crée le directeur en prétendant quil nest pas arrivé alors que tous les employés peuvent le voir à travers les vitres de son bureau « tout-en-verre ». Plus loin dans le scénario, Tati imagine une scène « à loreille », travaillant la tension entre présence et absence : un tapis dernier cri insonorise totalement les pas du directeur et oblige Luther, qui tentait de le localiser par le bruit de ses chaussures, à ne peut plus se fier à ses sens. Tati se montre ici et plus quailleurs, particulièrement sensible aux différents facteurs dinsensibilité (au sens perceptif du terme), quinduisent les technologies modernes et autres outils de confort.
Par ailleurs, Tati samuse à appliquer différents filtres à la réalité, générant inévitablement de la confusion. Ainsi, objectifs ou objets, sont autant de filtres venant sinterposer entre lhomme et le monde, soit par amoindrissement de la réalité ou par superposition de couches. Dune part, des filtres qui altèrent la réalité tels que lobjectif à différents foyers colorés de Luther qui enrichit en couleurs les images du monde, ou celui qui fait passer le Ministre de lindustrie pour un clown :
« ( ) un deuxième technicien installe un autre micro qui se trouve avoir une bonnette rouge et, placé comme il est, semble être un gros nez postiche au milieu du visage du Ministre, qui prend alors lallure dun clown. » (8)
Ou encore celui qui teint le maillot dun joueur de football aux couleurs de léquipe adverse :
« ( ) un membre de léquipe qui se détend sur un banc, laissant reposer ses jambes sur une chaise. On peut voir que les petites lattes de bois du banc et de la chaise ont été fraîchement repeintes, par la présence dun pot de peinture posé sur le sol et abandonné là par le peintre, en train de regarder sur un écran quelques images des supporters, aux diverses réactions. Cest la fin de la mi-temps et léquipe sort du vestiaire. »
EXT. JOUR STADE
On peut alors voir que le maillot et les bas du joueur assis sur le banc et la chaise fraîchement repeints sont semblables de dos à ceux de léquipe adverse, dont les maillots et les bas sont rayés, tandis que de face, il est resté fidèle au maillot blanc ; ce qui entraîne, dès la remise en jeu, une confusion importante, chaque joueur le prenant pour un de ses coéquipiers. Si bien quayant reçu un ballon de léquipe adverse, il peut le transmettre à la sienne qui va marquer le but. Lui-même, grâce à sa situation privilégiée, ne se prive pas den marquer un second.
Ce but déchaîne la colère des joueurs de léquipe adverse et celle des spectateurs. » (9)
Dautre part, Tati place des filtres réducteurs, aux effets soustractifs, semblant amoindrir le réel. LEconomic Tour évoqué plus haut « économise » le rapport au réel, le vide de sa consistance par le recours aux écrans. De même que le tapis insonorisé désépaissit le réel, enlève le relief aux sons. Une scène un tantinet obscène (fait assez rare chez Tati pour être souligné) décrit le contrôle douanier dun aéroport, usant dune des machines fabriquées et gérées par la C.O.M.M. : un filtre laser « dénude » les personnes de leurs vêtements :
« Là, nous retrouvons lofficier des douanes, avec Monsieur Duval et un autre ingénieur, près de lappareil de détection que la C.O.M.M. vient denvoyer durgence afin daider à la lutte contre la piraterie aérienne.
Le procédé qui rend les vêtements transparents entre donc en fonction et les passagers, en passant devant le rayon, exposent leur anatomie naturelle ; ainsi un PDG à grande allure garde un air hautain dans sa fausse apparence de nudité. Un monsieur, à qui les vêtements rembourrés donnent lallure dun athlète, se présente dune manière prétentieuse, en roulant des épaules. Le rayon révèle quil nest en réalité quun gringalet.
Passe ensuite une dame très digne et réservée qui, ne se rendant pas compte de la façon dont les douaniers peuvent la voir, continue de vérifier le bon maintien de sa coiffure.
Les objets intimes dans les poches des voyageurs deviennent visibles : ainsi, on peut voir dans la poche revolver de lun deux, une flasque de whisky dont la présence sexplique par son embonpoint proéminent. Il se présente ensuite une voyageuse du genre ménagère sans méthode, dont les vêtements ont été mis à mal dans la cohue des passagers devenus porteurs. Elle essaye tant bien que mal de les réajuster et, dans le rayon, on a limpression quelle se gratte comme si son corps la démangeait. Duval, en même temps quil vérifie la bonne marche de lappareil de lappareil de la C.O.M.M., semble intéressé par le spectacle insolite. Les douaniers eux-mêmes portent une vive attention à un chinois en costume traditionnel qui les salue très courtoisement. Ils aperçoivent dans sa poche un livre à couverture « sexy ». Vient ensuite un enfant que sa mère fait passer devant elle, et qui se révèle posséder un revolver en plastique. » (10)
Les appareils de Confusion désincarnent le réel et les corps. Ils servent la politique dépure en vigueur à la C.O.M.M.. Dans un contexte aussi nu, le parasite napparaît que plus visible.
Parasitage contre épure
Au milieu du scénario, la machine rigide quest la C.O.M.M se met à produire ses propres anti-corps. Différentes formes de parasitages gagnent progressivement lorganisation du monde imaginé par Tati. Parasitage par confusion, altération ou imbrication. Le scénario se divise en deux temps : un premier temps présente un monde rodé et technologique où règne la communication instantanée ; et un second temps décrit le chaos qui survient par lapparition des couacs et des erreurs. Aussi, à lobsession de limage parfaite et à la tentative de schématisation du réel par lusage du rayon X, répond lapparition de différentes formes de parasitage.
Le monde tel que Tati la mis en place amplifie les conséquences dun micro-événement (exemple du maillot du joueur de football qui donne un coup de pied dans la fourmilière quest la C.O.M.M.). Lincident devient tentaculaire tant le retentissement est global. Toutes les équipes techniques sont mobilisées pour palier à ce couac visuel. Le moindre parasite doit être chassé :
« Le photographe est en train de chercher la meilleure pose possible. Il règle léclairage : tout semble parfait. Il est prêt à déclencher la prise de vue.
Mais il na pas constaté que le modèle adossé au mur, dans une pose délicate et quelque peu langoureuse, la main posée sur la hanche, semble de part la nature de la moquette qui recouvre le mur, avoir du poil à un bras.
Le directeur sapproche et, en rectifiant léclairage, fait remarquer cette erreur au photographe. » (11)
Tati aime la confrontation de deux extrêmes pour ce quelle engendre comme situations comiques. Confusion ne déroge pas à la règle en mettant en scène la rencontre improbable, voire incongrue, entre le monde technologique de lusine et celui, virtuel, dune perception quasi-hallucinogène, personnifié par Luther, jeune hippie dont linvention technologique fait voir le monde de travers. Lusine devient une machine délirante.
Un article d’Alexandrine Dhainaut et Ismaël Bahri
(1) Confusion, scénario de Jacques Tati, tapuscrit de 123 pages, p. 12.
(2) Ibid.
(3) Non sans rappeler lécran de surveillance du directeur de lusine des Temps Modernes (1936) de Chaplin.
(4) Confusion, un scénario de Jacques Tati, tapuscrit de 123 pages, p.13.
(5) Ibid, p. 64.
(6) Ibid, p. 21.
(7) Ibid, p. 31/32.
(8) Ibid, p.71.
(9) Ibid, p. 37/38.
(10) Ibid, p. 101/102.
(11) Ibid, p. 24.
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Avec laimable collaboration de Philippe Gigot des Films de mon oncle.