Les deux films de Jiménez ont en commun des personnages à la marge, toujours légèrement en décalage, qui avancent du mieux qu’ils peuvent mais se heurtent toujours à des frontières pas forcément visibles. Dans Bonsai, Julio rencontre un écrivain à succès vieillissant qui lui propose de dactylographier son nouveau roman : non retenu, et pour donner le change à sa maîtresse occasionnelle, il décide de l’écrire lui-même, s’inspirant de son histoire d’amour avortée avec Emilia, huit ans plus tôt. C’est l’histoire d’un jeune homme qui passe à chaque fois à côté du succès (professionnel et amoureux), se voit retirer le bonheur juste au moment où il pourrait enfin lui tomber dessus. Le résultat est désenchanté, un peu neurasthénique, pourtant doux et délicat : entre ce qui s’est réellement passé et le livre que Julio écrit, la frontière est mince, surtout floue, et le curseur toujours difficile à poser. C’est ce qui fait le charme de Bonsai, écartelé entre une réalité un peu douloureuse toujours doublée de fiction, qui fait espérer que tout pourrait aussi bien avoir été imaginé.
Ilusiones opticas est, lui, plus implanté dans le réel, mais un réel à la Roy Andersson, lugubre, plutôt exempt de chaleur humaine et à l’humour mordant. Un ancien aveugle recouvre la vue, mais ce qu’il voit est « laid », il découvre qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas changer. Un cadre se fait gentiment virer et placer en “outplacement”, il est amoureux de sa secrétaire qui finira par céder – c’est plus simple. Surtout, le nouveau vigile d’un centre commercial entame une liaison avec une bourgeoise kleptomane : les sentiments s’en mêlent, mais c’est elle qui mène la danse, il n’aura qu’à faire avec son cœur brisé. Le premier long métrage de Cristián Jiménez est plus acerbe encore, composition chilienne autour de l’ultra-moderne solitude dans une société en déréliction, chapelet de situations absurdes parfois incisives, assez souvent vaines. Il reste l’observation brillante de certains comportements de nos contemporains, et une photographie à l’avenant servant des scènes délectables, sur la vie en entreprise notamment.
Les trois courts métrages rassemblés sur le troisième DVD viennent semer le trouble. Très peu annonciateurs des longs à venir, ils portent plutôt la marque d’un cinéaste qui aime les tentatives, prendre ici et là, essayer. Son premier, El tesoro de los caracoles (Le Trésor des escargots, 2004), est une fable mi-humoristique mi-noire sur un jeune adulte attardé qui en vient au meurtre pour protéger une cassette remplie de bijoux trouvée dans un pré. Ça part un peu tous dans les sens, on n’y comprend pas grand-chose, si ce n’est que là aussi, on ne sait pas très bien de quel côté du rêve ou de la réalité on se trouve. Dans XX (2006), un homme de 29 ans décide d’avoir un enfant avant ses 30 ans, quelques jours plus tard, et se met en quête de la génitrice. Filmé dans un somptueux noir et blanc, le court rappelle parfois Sophie Letourneur et met l’accent sur l’absurde d’une décision de dernière minute que viendra raisonner la prise de conscience de fin : « Avoir un enfant, ce n’est pas de tout repos ». Marx para Bolivia (2009), enfin, met en scène des personnes lambda lisant en allemand, et sans sous-titres (conformément à la volonté de Jimenez) des extraits du Capital de Marx.
Là où Bonsai et Ilusiones opticas se répondent bien, les trois courts métrages semblent n’avoir aucun lien commun, si ce n’est d’affûter la curiosité quant à l’œuvre à venir de Cristián Jiménez, répresentant minoritaire (avec Pablo Larrain) du cinéma chilien depuis la mort de Raoul Ruiz. Le cinéaste s’est récemment associé au chanteur pop Mika, réalisant pour ce dernier le clip vidéo de son titre Origin of Love, démontrant une nouvelle volonté multidirectionnelle. Et pour la première fois, Jiménez s’est éloigné de sa ville natale, Valdivia, à 300 kilomètres au Sud de Santiago, pour la capitale. Valdivia, c’est cette ville de 145 000 habitants, où il pleut à peu près tout le temps et dans laquelle Jiménez a tourné l’intégralité de ses films. C’est peut-être elle, la vraie constante du cinéma de Jiménez, là où il faut chercher son inspiration, dans la connaissance et l’amour d’un endroit qu’il n’a que peu quitté, et où il construit une œuvre à surveiller de près.
Coffret Cristián Jiménez – DVDs édités par Blaq Out – Sortie le 14 novembre 2012