Coffret Alan Clarke

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L’édition de ce riche coffret par Potemkine/Agnès b. marquera sans doute la vraie reconnaissance française d’un grand cinéaste britannique, bien au-delà du film ayant peu à peu édifié son mythe.

Jusqu’ici, en France, le nom d’Alan Clarke renvoyait comme par réflexe à un seul film, Elephant (1989), brillant et glaçant exercice de style de 39 minutes dont la Palme d’or éponyme de Gus Van Sant rappela soudainement l’existence en 2003. Si ni ce film ni aucun autre d’Alan Clarke – à part la version cinéma de Scum (1979) – ne fut jamais visible dans nos salles, il fut néanmoins, à partir de là, peu à peu porteur de sa nouvelle mythologie, tout au long de premières années 2000 riches en défiance quant aux règles basiques de la mise en scène. Elephant premier du nom, s’il a incontestablement inspiré au niveau esthétique le film du génie de Portland, par son dispositif béhavioriste, le suivi froid de corps portés par leur marche dernière, n’en fut pas moins surtout conseillé pour lui-même, l’objet minimaliste et radical qu’il était dès l’origine (sa diffusion sur la chaîne BBC, qui employa prioritairement le cinéaste anglais tout au long de sa carrière) et reste aujourd’hui.

Si sa sortie en DVD chez Potemkine/Agnès b. est, pour les cinéphiles dont la familiarité à ce seul film reposait uniquement sur son commentaire, l’occasion d’enfin s’en faire une idée propre, il ne faut surtout pas qu’Elephant éclipse les trois autres œuvres d’importance constituant ce coffret. A savoir Scum (dont la version ciné s’accompagne en guise de bonus de la toute première version télé de 1977, censurée à l’époque par la BBC quelques jours seulement avant sa diffusion programmée), Made in Britain (1982) et The Firm (1989). Trois films « coup de poing » (c’est le cas de le dire, car ça cogne sec, chez l’ami Clarke), trois objets entêtés, héritiers directs du Free cinéma des grandes années, mais surtout trois preuves que malgré leurs talents respectifs, Ken Loach et Mike Leigh ne sont pas forcément les plus incontournables observateurs des impasses sociales de leur pays.

Ce qui distingue tant les films de ce cinéaste décédé prématurément en 1990, à l’âge de 54 ans, des œuvres de ses contemporains serait la peur qui ne fut jamais la sienne de faire corps avec les porteurs de la violence. Carlin et les autres adolescents brutaux du foyer de redressement, Trevor, le jeune skinhead que les remontages de bretelles des éducateurs et forces de l’ordre font bien rire, Clive « Bexy » Bissel, le leader dégénéré des hooligans de l’I.C.C., prêt à donner sa peau pour sa cause nihiliste sont bien les seuls héros du cinéma de Clarke, les corps dont l’énergie butée sera le support de chaque scène. Non que l’œuvre fasse l’apologie de la violence et du refus de toute norme, mais à l’heure de l’écriture et surtout de la réalisation de chaque film, c’est bien la question de l’incarnation franche de l’insurrection qui semble porter le plan, voire la séquence.

La dimension hypnotique de ces films reposerait moins cependant sur le surgissement (souvent assez spectaculaire) de la violence que l’installation d’une pure tension dialectique. Une entité « négative », refusant d’obéir à un ordre restreignant son champ d’action (ou, dans le cas du génial personnage d’Archer – délinquant philosophe faisant contrepoint à la brutalité de Carlin –, défiant l’autorité par l’absurde d’une obéissance rieuse), est plus d’une fois invitée à converser avec l’ennemi « positif ». Dans chaque film – sauf Elephant, film ultime, édifié à partir d’une sorte de clôture de toute potentialité de dialogue, à l’heure où fait loi un unique degré de réalité, celui de l’acte meurtrier –, s’insinue par la mise en scène et le mot le possible, sinon d’une réconciliation, au moins d’une acceptation de l’altérité. La grande intelligence de ce cinéma est au fond de ne pas faire de l’action une dictature, mais une simple priorité.

Jamais n’est insinué à l’image que la violence est une fatalité, que Carlin, Trevor, Bexy et leurs frères d’armes provisoires n’agissent ainsi que « par nature ». Ou plutôt si : ces hommes (car dans les films qui nous importent aujourd’hui, l’insurrection est prioritairement une histoire masculine, ce qui ne veut pas dire que ce cinéma est aveugle au féminin – d’autres films de l’œuvre le montrent) hurlent, cognent les murs, s’entrechoquent parce qu’il le faut, que le contexte ne leur en laisse pas le choix, sans doute aussi parce qu’ils y éprouvent une vraie jouissance. Mais plusieurs détails permettent néanmoins de les voir comme autre chose, des garçons en quête d’un semblant de salut, de fraternité, de récupération d’un reste d’« identité » (Scum version cinéma).

Là est la grande complexité, en même temps que la grande accessibilité de ce cinéma. Aucun manichéisme, mais aucune excuse non plus de la violence. Elephant, dans la litanie muette de ses meurtres à bout portant, restitue quelque chose d’une terrifiante réalité de la mort, mais surtout son « injustice » en ces circonstances précises ; bien que leurs actes soient en réaction au rigorisme puritain sclérosant le pays, symbolisé notamment par la manipulation assez perverse des matons, les ados de Scum ne sont jamais présentés comme des agneaux ; tout le monde, sa femme, ses amis, essaye de modérer Bexy, lui rappeler le prix de sa propre vie, lui ouvrir les yeux sur la transformation d’une passion initiale (le foot, la baston) en pure et simple folie suicidaire. Forme de dialectique interne, cette fois, les membres même de la troupe, les acteurs même de la violence étant régulièrement saisis d’une conscience soudaine de ce qu’ils pourraient perdre.

C’est peu dire que l’on ne ressort pas indemne de la vision de ces quatre films (ces cinq, si l’on compte donc Scum 77). Il n’est pas inexcusable d’ailleurs, au-delà de l’admiration pour l’incroyable force de frappe de cette œuvre, de vouloir par la suite l’oublier un peu, en sortir totalement, le temps de se racheter une once d’optimisme. Il faut impérativement voir les films d’Alan Clarke, mais aussi, maintenant que l’on a la chance d’avoir ses réalisations les plus puissantes à portée de main, lui rendre sa rareté. Si plus de vingt ans, plus de trente ans après ses figures nous interpellent encore autant, nul doute que, plus ou moins consciemment, quelque chose de leur obstination ne finira pas de nous hanter.

Bonus

Des commentaires très précis de chaque film par la critique Andrea Grunert.
Entretiens avec Tim Roth et le scénariste David Leland pour Made in Britain.
Director : Alan Clarke, beau documentaire où les collaborateurs et confrères du cinéaste (dont Stephen Frears, qui finit presque en larmes à l’évocation de la mort trop rapide de son ami) mesurent la dimension de son travail, le grand vide laissé depuis sa perte.

Coffret édité chez Potemkine/Agnès b., sorti le 4 octobre.


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