« Il y a une femme dans toutes les affaires ; aussitôt que je fais un rapport, je dis : cherchez la femme.. » (Alexandre Dumas)
Utamaro, peintre licencieux en butte aux oukases de son temps
On sait bien peu de choses de la vie d’Utamaro Kitagawa (1753?/1806), ce « Watteau de là-bas » comme le surnomma l’écrivain Edmond de Goncourt en fin esthète qu’il était ; introduisant le japonisme à l’époque des Impressionnistes. Ses estampes immortalisent l’œuvre profuse d’un imagier de la femme, peintre des maisons closes, qui, n’était le raffinement exquis de ses dessins y compris érotiques (shunga) très prisés à l’ère Edo (1603-1868), aurait pu passer pour un peintre licencieux.
Utamaro consacra un bon tiers de ses estampes polychromes à la description minutieuse de « l’ukiyo-e » ou monde flottant. Les geishas et les courtisanes de tous rangs officiaient dans le quartier des plaisirs « Yoshiwara » (littéralement « la plaine des roseaux ») d’Edo, l’ancienne Tokyo ; « roseaux pensants » de ce jardin d’Aphrodite. Ce lupanar à ciel ouvert composait une immense ruche citadine où travaillèrent entre 1750 et jusqu’à 9000 ouvrières du sexe pendant cette longue période de turbulences Edo.
L’action du film se situe entre 1791, période où le peintre se consacre aux portraits de modèles féminins délicatement gracieux sous la houlette de son éditeur, Tsutaya Juzaburo et 1804. Utamaro peignit suavement les « bijin-ga » représentant en gros plans les portraits, parfois célèbres, de beautés diaphanes au teint d’albâtre et aux coiffures tarabiscotées d’un noir de jais. En 1804, Utamoro est assigné à résidence durant 50 jours ; laissé entravé pour l’empêcher d’exercer son art en représailles à un portrait d’un dignitaire et ses cinq concubines jugé attentatoire au shogunat de l’époque. Mizoguchi met en miroir la censure qui entache la continuité de son œuvre et celle, torturante, qui affecte Utamaro. Les cinq concubines sont interchangeables avec les cinq muses du film.
A partir de 1945, la censure militaire de l’occupation américaine supplante la censure nippone militariste imprégnée de propagande patriotique exaltant la féodalité dans ses derniers soubresauts. L’administration alliée prend l’exact contre-pied de son prédécesseur et passe au crible les films japonais pour en expurger les penchants agressivement nationalistes et insuffler un vent de démocratie.
Mizoguchi, dans le collimateur des deux censures, par le sortilège de son art ornemental décrivant de sinueuses arabesques, se permettra certaines privautés érotiques dans ce film car la censure autorisait les scènes d’amour.
Il dut faire la preuve qu’Utamaro était un peintre d’extraction populaire et non institutionnel et de son appartenance à ce « peuple du paravent » qui caractérise les peintres d’estampes. Même si elle fait l’économie des deux dernières années d’existence du portraitiste, la biographie tronquée sur sa fin arrache le cinéaste au carcan propagandiste de la censure japonaise et annonce à l’état latent les films de sa décade prodigieuse.
Les courtisanes, ces muses infidèles qui allument la discorde
A travers son œil pénétrant et un geste artistique entièrement dédié qui l’absorbe tout entier, Utamaro (Minosuke Bandô) portraiture ces figures graciles et longilignes au long cou de cygne. « Un simple croquis de moi éclate la vie » s’exclame-t-il alors qu’il affronte sur le terrain du dessin Seinosuke (Roturo Bando) ; d’abord son rival puis son épigone. Mizoguchi ne pouvait voir en lui qu’ un alter ego, fasciné par la beauté formelle de la femme et façonné par les relations d’attraction-répulsion irrépressibles qu’il entretient avec elles.
Tout à son obsession hypnotique pour la beauté féminine dont il n’a de cesse de faire son chef d’œuvre, dans Cinq femmes autour d’ Utamaro, le peintre des beautés éthérées comme les emblématiques fleurs de cerisiers du Japon (sakura) est montré sous l’apparence d’un personnage falot aux manières bizarrement efféminées livrant une existence où il n’aurait été qu’un faire-valoir, un entremetteur facilitant les intrigues galantes et les idylles amoureuses de ses muses infidèles. Celles-ci se complaisent à fomenter la discorde, à enflammer les jalousies.
La beauté est une fleur capiteuse et mortelle par essence dès qu’elle est cueillie
Dans cette biographie imaginaire, les courtisanes sont mizoguchiennes au sens où elles sont des fantômes dissipatrices de plaisir. Elles attigent et affriolent quand elles sont en représentation et leurs larmes s’écoulent par-dessus le fard de leur masque souriant quand elles redeviennent femmes. « Je ne peux me contenter de sourire et de souffrir » prophétise Okita (Kinuyo Tanaka) de façon sibylline en muse protectrice d’Utamaro. Si l’amour rend aveugle, le désamour rend lucide et le portraitiste ne s’exalte que pour leur contemplation. En peignant leurs corps, c’est leurs âmes qu’il entend posséder frénétiquement. Plantes ornementales, elles séduisent comme des fleurs de pavots par leurs teintes éclatantes.
Utamaro, kagemusha « fantoche » de Mizoguchi
C’est un peu un rôle de souteneur empathique et apathique, confident mais jamais amant, que prête Mizoguchi à sa vision d’Utamaro qui n’est que son « kagemusha » en quelque sorte. Les peintres d’estampes n’appartiennent à aucune caste sociale différenciée durant l’ère Edo. Ils sont relégués au statut social peu flatteur d’humbles artisans tranchant avec la caste des samouraïs ou des dignitaires de haut rang considérés pour leur raffinement. Cette coterie bourgeoise et aristocratique de samouraïs voire de roturiers valant pour leurs égaux dans la ville d’Edo est la principale commanditaire de ces œuvres de pur divertissement que sont les estampes. Les arts sont l’apanage d’une élite bien-pensante quand l’estampe relève d’un genre livresque populaire.
La surpopulation citadine – Edo qui compte un million d’âmes est la ville la plus peuplée du monde à cette époque – favorise une promiscuité sexuelle dans le même temps où tous les hommes ne sont pas logés à la même enseigne et les figures de geishas dénudées en galante compagnie remplissent aussi une fonction masturbatoire. Ces gravures érotiques (shunga) d’un libertinage accompli n’offensaient par pour autant la décence publique car l’acte sexuel était érotisé dans un emmêlement des corps habillés. L’artiste illustrateur ne se détermine pas par son rang social. Il louvoie dans un monde fluctuant, impermanent : ce monde flottant des ukiyo-e.
Ils sont des propagandistes et leurs estampes un mode de communication publicitaire commode et plaisant. Ils contribuent à propager la beauté artificielle et la fugace frivolité des courtisanes qu’ils décrivent à la façon dont un Toulouse Lautrec se posera en tant qu’affichiste comme un échotier des mœurs de son temps de par sa fréquentation intime des filles publiques.
L’endroit du corps et l’envers du décor
Dans la biographie fantasmée qu’il livre d’Utamaro, Kenji Mizoguchi entrecroise des amours triangulaires où certaines courtisanes apparaissent comme des mantes religieuses et les hommes des pantins et des girouettes s’abandonnant sans frein à leurs voluptés érotiques et lascives. Ne pouvant dénuder crûment les corps entremêlés que l’estampe érotique suggère dans l’espace restreint de l’alcôve individuelle, Mizoguchi montre l’envers du décor de l’artiste à l’ oeuvre et donc l’endroit du corps qui est la réplique charnelle du dessin de l’estampe. Ce n’est pas tant la gestation des estampes que les intrigues qui se nouent et nourrissent l’oeuvre du graveur qui l’intéresse.
En filmant Utamaro dans l’acte de dessiner les corps dénudés de ces geishas selon des poses ostentatoirement lascives, Mizoguchi se projette comme un grand ordonnateur. Utamaro s’invite à la baignade de naïades pour le bon plaisir d’un influent suzerain.Non sans émoi et comme requinqué et émoustillé, il « étreint » toutes les femmes dans le même temps où son regard embrasse un paysage ici de chair et de sang.
La scène d’avant le visualisait en panne sèche d’inspiration rongeant son frein tout en reniant et barbouillant ses estampes les unes après les autres. Ce passage à vide souligne une forme d’impuissance qui interroge le statut de l’artiste dans la société féodale du shogunat Tokugawa aussi bien qu’au sein de la société de l’après-guerre qui est celle de Mizoguchi. Cette dépossession de soi se traduit à l’image par la possession virtuelle des muses qui croisent l’existence d’ Utamaro. Ce dernier aime non pas une femme mais toutes les femmes pour « capturer leur âme » ; c’est à dire la partie la plus enfouie, la plus intime, la plus secrète et inaccessible de la femme, leur sanctuaire inviolable.
Une séquence cathartique prélude à la libération d’Utamaro du joug encombrant de la censure. Okita (Kinuyo Tanaka), muse dont Utamaro s’est fait le féal exerce un ascendant et une voracité de mante religieuse à l’égard de ses conquêtes masculines. Elle devient menaçante quand elle apprend que son amant Shozubaro(Shôtarô Nakamura) convole avec sa rivale Oran (Hiroko Kawasaki), la femme tatouée. Chasseresse punitive, elle poignarde son amant adulé dans une étreinte fatale et occit sa concubine dans le même temps. La veuve noire vient se repentir de son double crime et implorer le pardon de son mentor, Utamaro. Le plan-séquence qui accompagne la litanie expiatoire de Okita est shakespearien dans le fond et mizoguchien dans la forme. Et Mizoguchi ne procède pas différemment avec sa caméra qui traque la courtisane de façon intrusive et tyrannique à l’affût de la moindre fêlure émotionnelle, de la plus petite faille interstitielle pour la posséder, la vampiriser de l’intérieur.
L’accessoire et le décoratif absorbent ce microcosme de la maison verte ou maison close
Mizoguchi nous livre une biographie fantasmée et donc imaginaire du peintre d’estampes Utamaro entièrement dédié à son geste d’artisan. Il reconstruit à livre ouvert les fragments de la vie supposée tumultueuse de l’imagier entièrement phagocytée par une oeuvre foisonnante qui le dépasse et le submerge au point de gommer son aura personnelle. L’artiste, timoré comme pouvait l’être Mizoguchi, s’efface derrière l’oeuvre prégnante et auto-destructrice. Mizoguchi filme l’envers du décor « côté coulisses » et semble n’appréhender l’existence d’Utamaro que par le petit bout de la lorgnette ; celui-là même qui les apparente tous deux dans leur mutuelle démarche créatrice. Sans intention misogyne, la geisha est réduite à la fonctionnalité d’un colifichet d’apparat.
L’accessoire et le décoratif absorbent ce microcosme, clos comme la maison qui l’abrite, évanescent, volage autant que volatile des courtisanes et des geishas sur lesquelles Mizogushi déverse toute son attention comme des bibelots de la plus extrême fragilité. A ce titre, Utamaro est son exact alter ego qui compose d’un premier jet sur le papier l’épure de son dessin tout en mimiques alanguies, en gestes délicats, en mouvements ondoyants. Le metteur en scène, quant à lui, tourne le making of de ce travail en crevant l’écran de la représentation théâtrale.
La scène chez le tatoueur illustre d’abondance le propos. La caméra louvoyante du réalisateur cueille en travelling latéral la silhouette frêle d’Utamaro qui, à pas menus, se hâte vers le lieu où une courtisane de haut rang (oran), le dos à la blancheur de lys largement dénudé, doit s’y faire tatouer un dessin. Au Japon, le dévoilement de la nuque est le summum de l’érotisation du corps féminin. Prostré, le tatoueur se confond en déplorations : il ne se trouve pas digne de tatouer à même une peau aussi soyeuse et ductile tandis qu’Utamaro, tel un chirurgien délimitant son champ opératoire, s’exécute à sa place en un tournemain devant un parterre admiratif.
Peindre l’éternel féminin
C’est dans ces peintures polarisées sur la féminité de l’époque féodale Edo dévoilant d’un simple détail suggestif l’érotisation du corps de la courtisane que le réalisateur puise par mimétisme la substance de son film. Toutefois, il n’évite pas l’écueil hagiographique stérilisant. Le noir et blanc et la caméra ne peuvent rendre compte de l’oeuvre en devenir et sont un frein qui force la mise en abyme.
Dans son mémorandum où il condense ses notations fugaces de tournage de 25 films avec ce paysagiste de l’âme féminine qu’est Mizoguchi, Yoshikata Yoda, son scénariste attitré entre 1936 & 1956, annote à la marge : « Utamaro noyé dans le féminin. Il abrège sa vie à consacrer toute son énergie aux femmes.Mais cette vie qu’il a gaspillée avec elles, pour elles, ressuscite dans sa peinture. »
En ce peintre de l’éternel féminin, Mizoguchi se découvre plus d’une affinité artistique. Comme lui, il idéalise la geisha, la courtisane quel que soit son statut social. Le mouvement insensible qu’il imprime à sa caméra capture et prolonge par là même ses postures languissantes tout en raffinement et don de son corps noueux. Il immortalise le geste gracieux, l’imploration suppliante. Il sublime le détail anatomique qui rapporte le particulier au général comme ces plans de courtisanes dévolues à l’agencement de leurs coiffures élaborées que vient rehausser le tissu ouvragé de brocart qu’elles arborent.
Mizoguchi insuffle brusquement vie à cette présence corporelle surgissante et comme prolongeant la même affectation languide dans la réalité des apparences.
Les estampes d’Utamaro constituent ces écrans de papier que le réalisateur traverse pour entrer de plain-pied dans ce jardin aqueux où les courtisanes de toutes extractions s’ouvrent ou se ferment comme des fleurs déhiscentes ; des fleurs de pavots qui symbolisent la dissipation de la vie. Sans aucune prise sur son destin d’amante, la geisha n’est que l’ombre portée d’elle-même ; ballottée comme un fétu de paille ou dérivant comme une calebasse au fil de ce monde flottant.