Cinéma et histoire

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L’histoire écrite et le film historique sont fondés tout deux sur la fiction. Tentons de décrypter un genre.

Partie 1 : Les apports de la recherche en France

Le potentiel historique du cinéma est apparu dès les premiers temps du cinématographe. Rémy Pithon rappelle à ce propos le texte de Matuszewski : « Une nouvelle source de l’histoire : création d’un dépôt de cinématographie historique » (1898) (D’après Rémy Pithon , « Cinéma et histoire : bilan historiographique », in Vingtième siècle, n° 46, Presses de Sciences Po, avril-juin 1995, 210 p., pp. 5-13) . La première tendance repérable, selon Pithon, se polarise autour de la recherche anglo-saxonne et allemande. Celle-ci propose d’étudier le contenu explicite des films, en insistant en particulier sur l’analyse de documentaires et d’actualités cinématographiques. L’auteur discerne ensuite une autre tendance qui privilégie largement une approche dite sémiologique. Cette dernière se développe à partir des années 1970 surtout dans les milieux de la recherche française et italienne, et se caractérise par une étude essentiellement contextuelle de l’objet filmique.

Il repère enfin une troisième catégorie, rassemblant des chercheurs s’intéressant à ce qui, au-delà du contenu explicite des films, soulève les problèmes et les préoccupations d’une époque, très souvent au sein de larges corpus filmiques. Ce sont la plupart du temps des historiens qui produisent des travaux assez proches des pistes de recherche tracées par Marc Ferro. La création de la thématique « cinéma et histoire » débute véritablement avec la parution de « l’article-programme » publié par cet auteur en 1968 (cf. « Société du XXe siècle et histoire cinématographique », in Les Annales). Citons ensuite deux importantes contributions dans les années 1980. Il s’agit tout d’abord d’un premier bilan bibliographique de Pithon paru dans les Cahiers de la Cinémathèque ; puis d’un second bilan de François Garçon publié en 1983 dans le Bulletin de l’Institut d’Histoire du Temps Présent. Si l’on remarque un regain d’intérêt historique au sein de l’étude cinématographique, précisons que c’est l’analyse sémiologique et psychanalytique qui s’impose comme paradigme dominant durant cette période.

La décennie se termine avec un changement historiographique important, qui voit s’estomper quasiment l’approche sémiologique, tandis que se multiplient des travaux s’orientant presque exclusivement sur des problématiques historiennes. Pourtant, la plupart de ces études se limitent à l’histoire du cinéma sans étudier comment « histoire et cinéma » composent des histoires concomitantes.

A côté de manifestations telles que le cycle Le cinéma face à l’histoire, (faisant suite à l’exposition Die letzen Tage der Menscheit, Bilder des Ersten Weltkrieges organisée en 1994 par le Deutsches Historisches Museum à Berlin), et la grande exposition Face à l’histoire au Centre Georges-Pompidou (hiver 1996-1997), de nombreuses contributions font progresser la discipline dans les années 1990. On peut citer en premier lieu la parution en 1992 d’un numéro spécial de Cinémaction, intitulé «Cinéma et histoire : autour de Marc Ferro » (François Garcon (dirigé par), « Cinéma et histoire : autour de Marc Ferro », in Cinémaction, n°65, 4e trimestre 1992, 230 p.), permettant de mesurer l’ampleur et le caractère innovant du travail de cet auteur qui a édifié en France les fondements de la discipline.

Trois ans plus tard, la revue XXe siècle propose de consacrer son 46e numéro à la thématique « Cinéma, le temps de l’histoire ». Les auteurs de cette parution contribuent à aller au-delà des stéréotypes établis qui stigmatisent l’opposition entre l’écrit et le film. En outre ces derniers veulent replacer le Septième art « comme objet et comme pratique, au cœur de l’histoire globale » (D’après Christian Delage , Nicolas Roussellier (présenté par), « Cinéma, le temps de l’histoire », in Vingtième siècle, n° 46, Paris, Presses de Sciences Po, avril-juin 1995, 210 p).

Vertigo publie en 1997 une revue sur « Le cinéma face à l’histoire ». Son éditorial s’attaque de front à l’épineuse question du « statut de vérité du récit, historique ou filmique, à travers notamment la question de la véridicité du film historique par rapport à l’histoire académique ou scientifique » (D’après Christian Delage (coordonné par) « Le cinéma Face à l’Histoire », in Vertigo, n°16, 190 p.). En 1998, un ouvrage collectif, De l’histoire au cinéma, dirigé par Antoine De Baecque et Christian Delage, met en corrélation l’étude cinématographique avec les problématiques exprimées au sein de la recherche historique, tout en réfléchissant « à la manière dont le cinéma contribue à la vitalité et à la diversité des réflexions actuelles sur l’écriture et le statut de vérité de l’histoire » (D’après Antoine De Baecque, Christian Delage (sous la direction de), De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Editions Complexes, IHTP / CNRS, 1998, 223 p).

L’association du récit et de l’écriture historique a par ailleurs accompagné l’évolution de la recherche. Jean Leduc (Les historiens et le temps d’après Jean Leduc, Les historiens et le temps (conceptions, problématiques, écritures), Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1999, 328 p) nous rappelle à ce propos que Paul Valéry avait déjà perçu l’adéquation existant entre le genre romanesque et historique. De la même manière, Barthes se demande dès 1967 s’il est bien pertinent d’opposer ces deux formes de récit. Mais c’est surtout l’œuvre fondamentale de Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire (D’après Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1996, 438 p.), qui fait date dans l’historiographie française. Pour Veyne l’écriture de l’histoire n’a rien d’une science et appartient pleinement au genre romanesque, car elle explique les faits du passé en les racontant. Il ne remet cependant pas en cause la véracité de « ce roman » et démontre comment cette forme de récit peut être véridique. L’histoire est un récit d’événements vrais. Les faits n’existent pas isolément, en ce sens que le tissu de l’histoire est une intrigue. Selon Paul Veyne, expliquer pour l’historien revient à « montrer le déroulement de l’intrigue, le faire comprendre » (Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, op. cit.). L’explication historique ne se distingue donc guère de celle qui est pratiquée dans la vie de tous les jours ou dans n’importe quel roman. « Elle n’est que la clarté qui émane d’un récit suffisamment documenté » (Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, op. cit).

En France, le travail de Paul Ricœur (notamment les trois tomes de Temps et récit, Paul Ricoeur, Temps et récit, (trois tomes), Paris, Editions du Seuil, Points Essais.) représente un apport indispensable à la compréhension de l’écriture historique. Pour cet auteur, l’action humaine se temporalise par le récit. Il n’y a de « temps pensé que raconté » et le temps est inhérent à l’être. Seule l’activité narrative a le pouvoir de « refigurer » le temps, et celui-ci devient humain dans la mesure où il est articulé sur le mode narratif. Le temps « préfiguré » de l’action humaine est « configuré » par la « mise en intrigue » et refiguré par la lecture. Le récit historique et le récit de fiction sont profondément différents, mais ne sont cependant pas étrangers l’un à l’autre. Entre récit de fiction et récit historique, les connexions peuvent désormais paraître évidentes.

Cette remarque concerne également le récit filmique. L’histoire écrite et le film historique sont fondés tout deux sur la fiction. Comme l’affirme Delage, il est possible d’appréhender le temps par le récit cinématographique, car celui-ci, « en donnant à la reconstruction du passé la forme d’une narration historique, nous permet d’appréhender le temps, si comme Ricœur, on considère que le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative » (Christian Delage, « Temps de l’histoire temps du cinéma », in Vingtième siècle, n° 46, Presses de Sciences Po, avril-juin 1995, 210 p, pp. 25-35).

La profusion des travaux sur la thématique « cinéma et histoire », ainsi que la qualité des articles publiés, expriment la vitalité de la discipline, qui a connu un essor tout à fait remarquable ces dernières années. Essor qui révèle également l’épicentre actuel de la recherche, à savoir l’analyse de la réciprocité entre l’écriture filmique et historique. Par conséquent, leur lecture nous invite à nous demander quels sont les rapports qu’entretient l’historien avec son objet filmique.

Partie 2 : L’historien face à la source filmique

L’historien peut tout d’abord considérer le film comme une source historique lambda. La caméra capture les mentalités, les comportements et le quotidien des sociétés qui produisent et reçoivent le matériau filmique. Ce dernier détient, aux yeux du présent, une valeur historique en devenir. L’œuvre cinématographique, à l’instar d’un document manuscrit ou imprimé, témoigne donc d’une réalité révolue. Pourtant, l’idée continue de provoquer des polémiques. Le film n’est évidemment plus dénigré par les historiens (entre les premiers travaux de Ferro et la recherche actuelle, le cinéma a gagné en crédibilité, même chez les historiens les plus réticents), mais certaines réticences n’ont toujours pas disparues. Le film est souvent dévalorisé en histoire contemporaine, au profit de la source écrite, dont la valeur est davantage appréciée. Ainsi, bon nombre de contemporainistes oublient ou refusent d’intégrer dans leur corpus des films concernant la période et les sujets qu’ils abordent.

Le film représente ensuite une reconstruction de l’histoire qui rivalise avec la recherche universitaire. Les travaux de philosophes comme Michel Foucault ou Paul Ricœur, ou d’historiens comme Michel De Certeau, Roger Chartier et Marc Ferro ont démontré l’existence de discours sur l’histoire tout aussi légitimes que l’histoire écrite. Selon Ferro : « Un fait véritablement nouveau dans le nouveau retournement du rapport entre l’écrit et l’image est intervenu ces dernières décennies. Au milieu du XXe siècle l’image n’avait qu’une légitimité contestée. Seule l’image aristocratique était considérée. Avec la Nouvelle Vague, par la plume et la caméra, on impose le cinéma comme un art égal aux autres, et par conséquent qui tiendrait lui aussi un discours sur l’histoire. Mais trente ans après, on a un nouveau retournement : c’est le triomphe de l’image, et en même temps l’image est entrée dans l’ère du soupçon. Son empire a pris la relève de l’écrit » (Marc FERRO, Cinéma et Histoire, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 1993 (réédition de 1977), 290 p.). Cependant, il n’y a pas de fossé infranchissable entre l’historien et le cinéaste. Tous les deux restent indubitablement des auteurs qui mettent en intrigue « une » histoire en suivant une série de procédés narratifs.

L’étude du cinéma permet à l’historien d’ouvrir de nouveaux champs analytiques et de l’inviter à s’interroger sur sa discipline et sur son métier même. Selon Marrou, « Pour être historien, il faut réfléchir sur la nature de l’histoire et la condition d’historien. Il faut une inquiétude méthodologique, un souci de prendre conscience du mécanisme de son comportement, un effort de réflexion sur les problèmes relevant de la « théorie de la connaissance » impliqués par celui-ci » (Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1954, 318 p.).

La reconnaissance de discours historiques émis en dehors de l’université a amené les historiens à remettre en cause la scientificité et le statut de leurs travaux. On peut évoquer à ce sujet les propos tenus par Roger Chartier : « Le statut de connaissance historique est à redéfinir pour deux raisons : premièrement, des historiens ont dû accepter l’idée selon laquelle le discours historique est toujours dépendant des figures, formes, matrices qui sont aussi celles de l’écriture de fiction. Le deuxième ébranlement est davantage lié à la conjoncture contemporaine. Il tient à la mobilisation de l’histoire dans la construction des mémoires collectives et des identités particulières »(Roger CHARTIER (entretien avec), « Le statut de l’histoire », in Esprit, n°10, octobre 1996, 214 p., pp. 133-143.). Le cinéma, quant à lui, se trouve exactement à la jonction de ces deux rivages.

Par conséquent, le Septième Art participe au formatage de l’histoire. Comme tout autre artefact humain, le film pénètre le présent et contribue à influencer et à motiver l’émergence de nouveaux cadres de pensée au sein de la réalité sociale. Qu’elle soit documentaire ou fictive, l’œuvre filmique exerce un poids indéniable sur l’histoire. Dès lors, on ne peut nier le fait que le cinéma participe à modeler en grande partie certains aspects des processus sociaux.

Evoquons maintenant plus précisément les rapports entre l’historien et le cinéaste. L’histoire est une forme d’écriture à part entière, qui est soumise à des critères de documentation, de méthode et de véridicité qui sont propres à la praxis historienne. Marrou démontre combien il est nécessaire pour l’historien d’être un « grand écrivain » (Cf. Henri-Irénée Marrou , De la connaissance historique, op. cit). Cette idée, qu’il forgea dans les années 1950, reste toujours audacieuse. En effet, toute l’historiographie des deux derniers siècles tend à démontrer l’inverse, et affirme que l’historien doit renoncer à ses perspectives littéraires pour prétendre à une certaine scientificité. Sur ce point précisément, les études qui ont suivi en France celles de Paul Ricœur montrent que l’écriture historique et littéraire ne sont pas irréductiblement opposées, puisqu’il ne peut subsister de récit fictif absolu ni de récit historique pouvant se dispenser de toute formulation littéraire, aussi « scientifique » soit-il.

Par ailleurs, un cinéaste emploie des procédés fictionnels pour construire son récit filmique. Il va de soi que l’historien n’invente aucune situation ou personnage pour élaborer sa réflexion sur le passé. Pourtant, celui-ci a recours à des modes d’interprétation qui dépassent la réalité des documents analysés. Pour Paul Veyne (Cf. Paul Veyne , Comment on écrit l’histoire, op. cit.), il est difficile de produire une synthèse historique et de saisir conceptuellement la multiplicité apparente du concret. L’historien ne parvient qu’à révéler une partie minime du réel, car sa démarche est déterminée par la lisibilité des sources disponibles. Entre chaque document, il doit produire intellectuellement des procédés de « remplissage » afin de produire un discours raisonné et synthétique. Si l’historien réalise qu’il est soumis à cette condition, il l’applique la plupart du temps sans en prendre conscience. Il le fait par l’automatisme de la pensée. Selon l’auteur, cette opération de remplissage correspond à ce que l’on appelle traditionnellement la synthèse historique, et qu’il nomme « rétrodiction » (Cf. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, op. cit.).

Signalons enfin que le cinéaste et l’historien sont tous deux des personnages politiquement engagés. Michel Foucault avait déjà souligné dans les années 1960 que le discours historien exprime un exercice de domination discursive, qui tend à démontrer dans la sphère publique la validité de son raisonnement. De ce fait, il ne s’agit là que d’une volonté de « pouvoir », dissimulée derrière une argumentation qui recherche une certaine crédibilité au sein de l’opinion. Barbara Abrash et Daniel Walkowitz proposent sur ce point une thèse provocatrice, en établissant que l’écriture de l’histoire est un acte politique. Pour ces auteurs, « L’histoire sert la plupart du temps à valider ou à entériner des relations de pouvoir. Mais parfois aussi à rompre ou à remettre en cause des versions officielles du passé. (…) Chaque film reflète le moment historique dans lequel il a été réalisé et se présente donc comme un commentaire historique sur le discours de pouvoir qui prévaut alors » (D’après Barbara Abrash et Daniel Walkowitz, « Narration cinématographique et narration historique, la (sub)version de l’histoire », in Vingtième siècle, n° 46, Presses de Sciences Po, avril-juin 1995, 210 p., pp. 14-24).

Il est essentiel d’approfondir le caractère subjectif de « l’engagement historique ». L’histoire est indissociable de l’historien qui la produit. Pour Marrou, l’historien « poursuivra, dans son dialogue avec le passé, l’élaboration de la question qui l’empêche, lui, de dormir, du problème pour lui fondamental dont la solution, par des voies quelquefois détournées et souvent mystérieuses, importe à son destin, engagera sa vie et sa personne toute entière » (Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, op. cit.). Si l’on suit les réflexions de Paul Ricœur, la subjectivité historienne est nécessaire pour écrire l’histoire. Le philosophe attend de l’historien qu’il adopte une subjectivité adéquate aux exigences objectives de l’histoire. Il discerne une bonne et une mauvaise pratique subjective, devant être séparée l’une et l’autre par « l’exercice même du métier d’historien ». Il attend de plus que l’histoire « soit une histoire des hommes », qui puisse offrir à ses lecteurs la possibilité de constituer « une subjectivité de l’homme » (Cf. Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, Paris, Editions du Seuil, Points Essais, 1967, 408 p.). Ainsi, l’historien n’est pas tenu dans l’enclos d’une objectivité stérile et utopique. Tout comme le cinéaste, il s’implique corps et âme pour écrire son histoire qui, avant même de parler du passé, témoigne du présent dans lequel vient s’inscrire sa narration.

Partie 3 : Le film historique

Le film historique, à l’instar de tout type de film, entretient un triple rapport avec l’histoire. Tout d’abord, il s’inscrit dans une histoire du cinéma et dans une histoire sociale précises, qui expriment des codes esthétiques inhérents à son époque de production, et relate des faits fictifs ou réels dont le traitement est spécifique aux choix du cinéaste et de son équipe. Peu importe son statut ou son genre cinématographique, un film, une fois tourné, monté et projeté, appartient déjà à une réalité passée. Il pénètre dans le champ de l’histoire. Selon Paul Veyne, « Le champ historique est complètement indéterminé, à une exception près : il faut que tout ce qui s’y trouve ait réellement eu lieu. Bref, pour la connaissance historique, il suffit qu’un événement ait eu lieu pour qu’il soit bon à savoir » (Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1996, 438 p.). L’histoire est aussi bien une dynamique qu’un processus qui compte en son sein la totalité des phénomènes (achevés ou continus) qui se sont produits dans le temps humain. Tout film est donc par extension une « histoire ». Une histoire née des vicissitudes liées à son élaboration, à sa réception critique, et enfin à sa postérité. Chaque film constitue ainsi en lui-même une réalité historique à part entière.

Un film écrit deuxièmement l’histoire même lorsqu’il ne propose pas de discours directement historique. L’œuvre cinématographique produit des images, des valeurs, des concepts, qui énoncent des problématiques présentistes. Tout film est donc un vecteur d’historicité et sa perception par les historiens dépend éminemment du temps auquel ceux-ci appartiennent. Il est évident que l’on ne peut faire une même analyse d’une œuvre lors de sa première projection publique et plusieurs décennies après sa sortie en salle.

L’œuvre cinématographique, au même titre que toute création artistique, participe troisièmement à l’émergence de nouveaux référents sociaux, et contribuent donc à l’élaboration de l’histoire.

Une fois ces distinctions établies, on peut tenter de définir le film historique en nous interrogeant sur les modes d’historicisation, ainsi que sur le caractère narratif et véridique de l’objet de cette étude.

Les modalités d’historicisation du récit

Pour les historiens du cinéma, un film d’histoire est une œuvre qui met en scène le passé. Cette définition ne satisfait cependant pas les spécialistes les plus exigeants. Selon Robert Rosenstone : « Pour être un film historique et non un film en costume d’époque utilisant le passé comme cadre exotique ou dépaysant, un film doit d’une manière ou d’une autre soulever les questions, les idées, les données et les débats du discours historique de son temps » (Robert A. Rosenstone, « Like Writing History with Lighting : Film historique/Vérité historique », in Vingtième siècle, n° 46, Presses de Sciences Po, avril-juin 1995, 210 p., pp.162-175.). Pour notre part, le film historique doit également proposer, outre une mise en équation pertinente du présent, une reconstitution du passé rigoureuse. La représentation historique ne doit pas seulement restée un prétexte pour interroger l’actualité. Elle doit également proposer un point de vue sur l’époque et le sujet qu’elle aborde.

Un film d’histoire détient plusieurs niveaux d’historicité. Précisons tout d’abord que, pour nous, l’historicité est l’ensemble des « marques » historiques du film. nous pouvons envisager cette notion d’historicité dans une conception plus ample, en la faisant correspondre au caractère par lequel nous pouvons prendre conscience de la spécificité historique d’un événement. Dès lors, elle ne serait pas seulement ce qui est véridique, mais avant tout ce qui correspond à un fait historique.

Le premier niveau coïncide aux mises en situation fictives du film qui sont déterminées par des phénomènes historiques réels, tandis que le second est directement lié à « l’historicisation » du film, c’est à dire « la mise en histoire du présent ». En outre, ces deux niveaux deviennent effectifs dans un film historique grâce au langage cinématographique qui permet au spectateur d’accéder à un certain échelon d’intelligibilité, lui accordant la possibilité de comprendre l’historicité de l’œuvre.

Jacques Rancière émet une hypothèse : « Le cinéma a un rapport intrinsèque avec une certaine idée de l’histoire et avec l’historicité des arts qui lui est liée ». L’auteur cite Godard, pour qui le cinéma est un « mystère », c’est à dire « le tracé et la sacralisation d’un geste de l’homme qui dessine une idée de la communauté humaine » (Jacques Ranciere, « L’historicité du cinéma », in De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Editions Complexes, IHTP / CNRS, 1998, 223 p., pp. 45-60.). Pour le philosophe, c’est à l’intérieur même de ce mystère que se formule une certaine « historicité de l’homme », fomentée par les procédés artistiques du cinéma. Ainsi, « Le cinéma appartient à une certaine historicité et son histoire appartient à l’histoire de cette historicité. À l’histoire que cette historicité détermine et au destin qu’elle y subit elle-même » (Jacques Ranciere, « L’historicité du cinéma », op.cit.).

Le film historique pose ainsi plusieurs interrogations à l’historiens. Par exemple, concernant 1900 de Bernardo Bertolucci, quelles sont les particularités du contexte socio-politique dans lequel est né le film ? Le réalisateur émet une série d’interprétations politiques de l’histoire, influencée par le « compromis historique », qu’il transpose dans un espace microcosmique fictionnel. Par ailleurs, comment le présent dont parle le cinéaste est-il retranscrit dans le passé, et comment ce dernier exprime-t-il le « compromis historique », et de quelle manière la bourgeoisie et le prolétariat s’agencent-ils dans le système idéologique de 1900 ? Ces questions, qui abordent la nature politique et les modes de représentation du film historique, sont indispensables pour définir les caractéristiques de ce dernier. Elles permettent de considérer plus précisément le vecteur par lequel le langage cinématographique transpose le temps historique, c’est à dire d’examiner les liens unissant l’historicité et le récit filmique.

Le caractère historique de la fiction

Le langage cinématographique s’inscrit dans la conscience des spectateurs, qui réactualisent, dans le présent de leur réception, l’histoire qui leur est racontée. La compréhension des vecteurs d’historicité du film historique dépend donc d’une multiplicité d’éléments « infra » et « extra » filmiques.

La narration est selon Krzysztof Pomian le principal lieu d’ouverture historique pour le destinataire de l’œuvre : « Toute narration historique, comporte en effet des éléments, signes ou formules, censés conduire le lecteur en dehors de son texte même (…). Ce sont ces signes et ces formules que nous désignons du nom de marques d’historicité. Elles peuvent être indissolublement intégrées au texte même d’une narration » (Christian Delage, « Cinéma, Histoire la réappropriation des récits », in Vertigo, Le cinéma Face à l’Histoire, n°16, 190 p., pp. 13-23). Pour Christian Delage, ces « marques d’historicité » mentionnées par Pomian paraissent particulièrement visibles dans la structure même du récit cinématographique, d’autant plus qu’elles en conditionnent sa réception : « Qu’elle soit voulue ou non, une place nous est toujours attribuée, en tant que spectateur, pour simultanément « entrer » dans la narration proposée et en « sortir » par la distance critique » (Christian Delage, « Cinéma, Histoire la réappropriation des récits », op. cit).

Par exemple, l’histoire de 1900 est contenue en majeure partie dans un immense flash-back rythmé par de nombreuses ellipses. Ces divers sauts temporels permettent donc au cinéaste de traiter en 320 minutes près d’un demi-siècle d’histoire de l’Emilie.

Paul Ricœur avance une hypothèse fondamentale. Selon lui, « Les événements racontés dans un récit de fiction sont des faits passés pour la voix narrative que nous pouvons tenir ici pour identique à l’auteur impliqué, c’est-à-dire à un déguisement fictif de l’auteur réel. Une voix parle qui raconte ce qui, pour elle, a eu lieu. Entrer en lecture, c’est inclure dans le pacte entre le lecteur et l’auteur la croyance que les événements rapportés par la voix narrative appartiennent au passé de cette voix. Si cette hypothèse tient, on peut dire que la fiction est quasi historique, tout autant que l’histoire est quasi fictive. Le récit de fiction est quasi historique dans la mesure où les événements irréels qu’ils rapportent sont des faits passés pour la voix narrative qui s’adresse aux lecteurs ; c’est ainsi qu’ils ressemblent à des éléments passés et que la fiction ressemble à l’histoire » (Paul Ricoeur, Temps et récit, « 3. le temps raconté », Paris, Seuil, Points Essais, 1985, 533 p. (cf. « l’historicisation de la fiction », p. 342)).

Ainsi, le film historique, de part sa structure narrative, met en forme la temporalité de l’histoire et propose plusieurs niveaux de « lecture », qui déterminent sa perception idéologique, dont les perspectives sont réactualisables en fonction de chaque époque de visionnage.

La véridicité de la fiction historique

Bon nombre de réalisateurs pensent que le film historique est impossible car le cinéma ne se conjugue qu’au « présent ». Mais il est tout à fait possible d’appliquer cette remarque à l’écriture historienne. Selon Henri-Irénée Marrou (Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1954, 318 p), la réalité historique procède de la synthèse entre le passé que veut reconstruire l’historien, et le présent dans lequel celui-ci tente de récupérer ce passé. De ce fait, le cinéma, pas plus que l’écriture historique, ne paraît inapproprié pour relater des événements ou des phénomènes révolus.

De ce fait, quelle est la valeur historique du film d’histoire ? Aucune réponse n’est envisageable sans tenir compte préalablement de trois évidences. Tout d’abord, l’histoire écrite n’est qu’une retranscription possible du passé, et les vérités établies sont des sursis en attente d’autres découvertes. L’historien ne cherche pas à énoncer des dogmes. Il souhaite seulement convaincre ses lecteurs que son histoire est plausible. Pourtant, si son discours historique parait plus crédible que celui du cinéaste, l’historien est rarement le plus écouté des deux. Ensuite, l’histoire est un genre littéraire à part entière : un travail d’historien et un film historique ont en commun d’être des récits narratifs. Le premier répond à des procédés et des normes universitaires ; le second s’inscrit dans un système de production cinématographique. Leur fonction est cependant de raconter une histoire dont la configuration dépend de sa mise en intrigue. Enfin, une vérité historique résulte des valeurs culturelles, des questionnements et des besoins de la société qui l’énonce. L’écriture historique et littéraire ne sont pas irréductiblement opposées, puisqu’il ne peut subsister de récit fictif absolu ni de récit historique pouvant se dispenser de toute formulation littéraire, aussi « scientifique » soit-il.

Dans un film historique, le réalisateur imite la démarche de l’historien, en décrivant les agissements des protagonistes à l’intérieur d’une trame événementielle. Toutefois, les différences entre un film et une étude historiques sont nombreuses. Prenons l’exemple du caractère fictif du film. Le cinéaste peut inventer, contrairement à l’historien, des personnages qui n’ont pas existé véritablement. Cependant, si leur existence n’est pas historiquement incohérente, les personnages restent plausibles et peuvent donc pénétrer fictivement dans le champ de l’histoire, afin d’éclairer les perspectives et les problématiques abordées dans l’œuvre.

Le réalisateur s’accorde en conséquence un privilège qu’un historien ne peut se permettre : il réinvente l’histoire en lui offrant de nouvelles potentialités idéologiques. Le caractère imaginaire et vraisemblable de son œuvre lui permet donc de se libérer du réel tout en agençant de nouvelles possibilités d’interprétation du passé. Le caractère simplificateur des éléments fictifs du film est nécessaire pour appréhender la complexité du réel.

La fictionnalisation ouvre des champs d’investigation inédits et ne représente nullement une entrave. Par exemple, l’un des intérets historiographique de Salò ou les 120 jours de Sodome de Pasolini tient dans l’emploi volontaire de l’anachronisme. Lors d’une discussion, les personnages citent des auteurs postérieurs aux événements historiques évoqués dans le film, tels que Roland Barthes et Pierre Klossowski. Pasolini, s’est inspiré de leurs travaux pour interpréter l’ouvrage de Sade. Il n’hésite donc pas à les faire apparaître clairement dans les dialogues. Ce procédé rappelle combien l’écriture historique est également anachronique, puisqu’elle se formule à partir de réflexions et de formulations qui reflètent l’époque à laquelle l’historien appartient.

Toute reconstruction est discutable, et comporte toujours une part d’hérésie.

Les interprétations cinématographiques de l’histoire présentent des lectures possibles du passé. Celles-ci nous rappellent que la vérité historique est intertextuelle : elle s’inscrit, comme l’énonce Roger Chartier ( « La vérité entre fiction et histoire », in De l’histoire au cinéma, Editions Complexes, 1998, pp. 29-44.), entre les lignes de la fiction et de l’histoire.


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